Les Grandes Marées de Jacques Poulin ou la déchéance de Robinson Crusoé
Contexte de réalisation :
L’œuvre Les Grandes Marées de Jacques Poulin s’intègre dans le troisième cours de français au collégial portant sur la littérature québécoise.
Problèmes de lecture :
Le fil conducteur de la séquence, c’est-à-dire la situation-problème que les élèves devront résoudre au terme de la démarche, visera à interpréter l’aboutissement de la quête identitaire postmoderne du personnage principal, ce qui implique trois sous-problèmes : la postmodernité, l’identité et la fin du roman.
Séquence didactique et outils utilisés :
Les exposés magistraux formels seront réduits au minimum, les élèves seront toujours au centre de l’apprentissage. Toutefois, les mises en commun seront nombreuses et la synthèse des informations découvertes par les élèves marquera le début et la fin de chacun des cours.
Avant la lecture
Cours 1
Avant même que les élèves commencent à lire, nous jetterons les bases de l’analyse du roman en recourant à la théorie des stéréotypes, en particulier à la figure de Robinson Crusoé. La première partie du cours sera consacrée à une discussion sur le stéréotype de Robinson, seul survivant sur son île. Nous réactiverons d’abord leurs connaissances antérieures en recourant à des exemples connus utilisant le mythe : Seul au monde avec Tom Hanks, Robinson Crusoé avec Pierre Richard, livres pour enfants, dessins animés, publicité de gomme Dentyne Ice, etc. Nous présenterons alors différentes versions de Robinson Crusoé en livres pour enfants afin qu’ils remarquent la constance du stéréotype et qu’ils se familiarisent avec les constantes de la trame narrative. Nous verrons ensuite les origines du personnage, c’est-à-dire le roman Robinson Crusoé de Daniel Defoe qui nous servira de texte-écho pour toute la séquence. Nous ferons un résumé de l’œuvre. Dans la seconde partie du cours, nous présenterons brièvement les deux œuvres et leur contexte d’émergence. L’œuvre de Defoe pose les bases de la modernité romanesque alors que celle de Poulin relève du postmodernisme québécois. Nous établirons d’abord les caractéristiques de la modernité par les valeurs qu’elle véhicule : opposition au passé, importance de la linéarité et du progrès. Nous expliquerons par la suite aux élèves la signification du préfixe post- dans postmodernité. Grâce à leurs connaissances de certains mots formés de ce préfixe (postérité, post-mortem, postérieur, etc.), les élèves seront en mesure de comprendre que la postmodernité vient après la modernité. À partir des caractéristiques de la modernité notées au tableau, nous tenterons de définir en groupe les caractéristiques du postmodernisme littéraire par opposition. L’enseignant étayera ensuite les définitions. Finalement, à la fin de ce cours, nous lancerons comme piste de lecture l’idée que le personnage principal de chacun des romans est confronté à lui-même, que l’île devient le lieu d’un apprentissage, celui de la poursuite d’une quête identitaire. Comme ils connaissent la fin de Robinson, ils pourront faire certaines anticipations sur la fin de Teddy, le personnage principal du texte de Poulin.
Pendant la lecture
Cours 2
L’objectif principal ici est la construction d’un stéréotype postmoderne chez les élèves en opposition au stéréotype connu qu’est Robinson Crusoé. L’appropriation de ce nouveau modèle par les élèves devrait leur permettre de mieux comprendre les enjeux et l’évolution du roman. L’étude du personnage de Robinson engendrera une meilleure compréhension du cliché moderne, qui sera inversé chez Teddy pour devenir un stéréotype postmoderne (ou un anti-héros). Les élèves travailleront en groupes d’experts, c’est-à-dire que chaque élève travaillera d’abord un extrait avec un groupe d’élèves et que chacun se joindra par la suite à un nouveau groupe pour comparer les analyses de sa première équipe à celles d’autres équipes ayant travaillé sur d’autres extraits. À la fin de l’activité, dans le but de vérifier leur apprentissage et de synthétiser la matière, ils devront remplir un tableau comparatif à deux colonnes (Robinson et Teddy) et trois lignes recoupant les trois thèmes présents dans les extraits : le rapport à l’espace et au temps, le rapport aux objets et à l’oisiveté, la relation avec l’Autre et l’incommunicabilité. À la fin du cours, une synthèse des éléments trouvés sera faite de manière à toujours établir un lien explicite entre les découvertes des élèves et la quête identitaire postmoderne du personnage principal des Grandes Marées.
Cours 3
Maintenant que les élèves connaissent et maîtrisent les caractéristiques du stéréotype facilitant l’interprétation des Grandes Marées, nous verrons comment la fin est annoncée par le métarécit « Le grand Onychoteutis ». En grand groupe, nous tâcherons de voir le rôle prophétique du récit fait par Marie en répondant aux questions suivantes : Quels sont les symboles (froid, noirceur) ? Quelle est leur signification ? Quels liens peut-on faire avec l’engourdissement et le refroidissement du corps de Teddy ? Quelle est la signification réelle du conte dans le contexte du roman ? Cet exercice dans la première partie du cours va nous permettre d’aborder avec les élèves la distanciation et la participation de la lecture. Dans la seconde partie du cours, les élèves écriront, en équipes de 3-4, un pastiche d’une page environ du conte de Marie. Ils devront respecter les contraintes suivantes : Teddy sera le narrateur du conte et ce dernier sera une réponse aux insinuations de Marie. Dans le respect du style et du message véhiculé par le conte initial, ils devront écrire un récit qui pourrait se substituer à la réplique suivante de Teddy : « Écoute, dit-il, c’est mieux que je te le dise tout de suite : il n’y aura pas de bataille » et qui aurait la même portée significative, sans toutefois reprendre nécessairement les mêmes personnages (cachalot et calamar). À la fin de l’heure, chaque équipe lira au groupe le résultat de son travail.
Après la lecture
Cours 4
Bien que l’étude du métarécit ait déjà montré aux élèves l’importance que Poulin accorde à la fin de son roman, il est pertinent de leur enseigner qu’il ne s’agit pas d’un fait isolé. Dans le cadre d’un exposé magistral, nous exposerons les théories de Georges Legros. Selon lui, si l’engagement d’un lecteur dépend beaucoup de l’incipit du livre, le sentiment de satisfaction découlera de la finale, du souvenir qu’il gardera du dénouement de l’histoire : « S’il s’agit d’interpréter le sens d’un récit, on conviendra […] que son dénouement- " explicite " […] - est bien plus significatif que son ouverture 1». Essentiellement, nous expliquerons qu’au XXe siècle, beaucoup d’auteurs ont eu « le désir de rendre à la vie fictive sa pluridimensionnalité et son incertitude, comme dans le réel 2». Nous poserons ensuite les questions suggérées par Legros dans son article afin de faire progresser la réflexion des élèves : L’événement final est-il euphorique ou dysphorique ? L’histoire apparaît-elle définitivement terminée ou comme ouverte à d’autres rebondissements 3? Dans le cadre d’un échange informel, pendant la seconde partie du cours, nous analyserons le dernier chapitre du roman où se fige définitivement la quête identitaire du narrateur. Rejeté de tous, obligé de quitter l’île à la nage, il découvre son Double sur l’île aux Ruaux. Nous reviendrons ici au texte-écho qu’est Robinson Crusoé. Nous terminerons le cours par une citation de l’article de Legros qui servira également d’annonce de l’évaluation finale : les formes des fins sont variées, elles « vont de la notation banale qui semble vider l’histoire de toute sa substance à la mise en question de la capacité du narrateur à assumer ses fonctions, voire une sorte de défi lancé au lecteur de prendre le relais avec la même liberté d’invention 4».
Cours 5
Nous avons fait le choix d’expliquer aux élèves les conceptions de Marthe Robert 5 à propos des origines du roman, mais surtout de la nature du personnage romanesque car elles seront utiles à une meilleure interprétation de la fin. Selon cette théoricienne, « à strictement parler, il n’y a que deux façons de faire un roman : celle du bâtard réaliste, qui seconde le monde tout en l’attaquant de front ; et celle de l’enfant trouvé, qui, faute de connaissances et de moyens d’action, esquive le combat par la fuite ou la bouderie 6». Afin que les élèves s’approprient bien les concepts de Marthe Robert, nous donnerons plusieurs exemples tirés de films et d’émissions télévisées qu’ils connaissent (William Wallace dans Cœur Vaillant, le savant dans Un homme d’exception). Nous présenterons finalement un tableau-synthèse qui servira de référence pour la rédaction. Ces hypothèses sur le héros romanesque seront mises en parallèle avec les définitions de la modernité et de la postmodernité que nous avons vues au premier cours. Il est possible de tisser des liens très étroits entre ces deux systèmes de pensée. Afin de vérifier l’appropriation des élèves de ce nouvel outil, nous ferons un débat en classe. Teddy est-il un bâtard ou un enfant trouvé ? Qu’en est-il de Robinson ? Comme les deux personnages changent de statut au fil des romans, plusieurs positions, toutes nuancées, peuvent être tenues pendant le débat (Robinson : enfant trouvé-> bâtard, Teddy : bâtard-> enfant trouvé). Les élèves devront défendre leur opinion et la soutenir à l’aide de tous les éléments théoriques que nous aurons abordés pendant la séquence des cours.
Cours 6 et 7
Au terme du cheminement, les élèves auront pu interpréter le dernier chapitre du roman (« Adieu l’île Madame », au cours 4). Il ne s’agit pas pour eux de faire une dissertation critique, mais bien d’écrire un « complètement 7», selon l’expression d’Yves Reuter. Chaque élève doit faire un texte original de 600-700 mots qui fait suite à l’arrivée de Teddy sur l’île aux Ruaux et à sa découverte du gardien. Qu’adviendra-t-il maintenant de Teddy ? Chacun doit également, en 200-300 mots, justifier sa création par rapport aux théories de Marthe Robert, aux concepts modernité/postmodernité et aux caractéristiques des stéréotypes trouvées en classe.
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1 Georges Legros, « Sens des textes et histoire des formes : un abord pour les fins de romans », dans Enjeux, no 46 (décembre 1999), p. 76.
2 Ibid., p. 84.
3 Ibid., p. 77.
4 Georges Legros, « Sens des textes et histoire des formes : un abord pour les fins de romans », dans Enjeux, no 46 (décembre 1999), p. 85. Nous soulignons.
5 Marthe Robert, Roman des origines ou origines du roman, Paris, Gallimard (Coll. « Tel »), 1972.
6 Ibid., p. 74.
7 « Les complètements sont bien connus. Ils consistent à compléter (en son début, en son milieu ou en sa fin) une histoire ». Yves Reuter, « Imaginaire, créativité et didactique de l’écriture », dans Pratiques, no 89 (1996), p. 38.