Pertinence du texte
L’œuvre sélectionnée pour cette séquence didactique est une pièce de théâtre d’Eugène Ionesco intitulée Le Roi se meurt[1]. Pièce caractéristique de l’œuvre du dramaturge roumain, Le Roi se meurt est une pièce absurde, dans laquelle la perte du sens de la vie, idéologie propagée après les années de guerre, est démontrée tant dans le dialogue que dans les éléments scéniques. Dans le cadre du cours collégial de français 102, intitulé Littérature et imaginaire, les œuvres mises au programme doivent appartenir, de façon générale, aux XIXe et XXe siècles, en plus d'être d'origine française (d'auteurs de nationalité française et écrites en français), ce que respecte totalement cette œuvre, créée au théâtre en 1962.
Le choix de cette pièce est d’abord et avant tout motivé par le désir de varier les œuvres d’Ionesco qui sont généralement présentées en classe, soit La Cantatrice chauve et Rhinocéros. Le Roi se meurt démontre que le dépérissement du roi illustre non seulement celui de son royaume (le second niveau de lecture), mais aussi celui de la société dans la seconde moitié du XXe siècle.
Bien que moins éblouissante que les autres pièces d’Ionesco, tant à cause de l’aspect ludique beaucoup moins présent qu’à cause de la logique davantage présente, cette pièce comporte un message sur la perte de sens de la vie beaucoup plus évident. Toutefois, la même « folie » caractérisant les œuvres d’Ionesco est présente, le rire peut éclater en quelques endroits. Il n’en reste pas moins que cette pièce, moins connue, demeure très intéressante quant au second niveau de lecture possible, contrairement à d’autres pièces du répertoire absurde. De plus, malgré les indications scéniques, elle laisse place à une interprétation permettant de multiples possibilités scénographiques.
La principale raison pour laquelle cette œuvre est retenue, c’est qu’il s’agit, avant tout, de montrer des écrits en marge de ce qui est présenté habituellement, mais qui contient tout de même l’essentiel des caractéristiques du courant absurde. Finalement, une dernière explication quant à ce choix consiste en une pure subjectivité de ma part. J’apprécie souvent des textes obscurs au sein de l’œuvre d’un auteur et Le Roi se meurt en constitue un parfait exemple.
Identification du problème à résoudre
Tel qu'il a été mentionné précédemment, Le Roi se meurt comporte plusieurs aspects intéressants pour les étudiants, tant aux plans théâtral et littéraire, en raison de son appartenance au courant absurde, qu’en ce qui concerne le lien à la réalité, évoqué au second niveau de lecture de la pièce. Comment intégrer tous ces éléments à l’étude d’une même œuvre sans se limiter à une dissertation purement formelle?
L’élaboration d’une scénographie adaptée à la pièce d’Ionesco semble être la solution, puisqu’elle permet d’appliquer les diverses caractéristiques de l’absurde, tout en respectant certaines théories théâtrales, et pourra démontrer que la détérioration du roi illustre la chute de son royaume. Cette scénographie sera une maquette construite de carton et d’autres matériaux, au besoin, et illustrera les différents éléments nécessaires à la représentation théâtrale du Roi se meurt.
La séquence didactique élaborée a pour but de concevoir cette scénographie, en permettant tout d’abord aux étudiants de reconnaître les caractéristiques de l’absurde et de les expliquer. En effet, les étudiants devront prendre en considération les spécificités de ce courant lors de l’élaboration de leur scénographie et justifier leur utilisation, notamment en sélectionnant les divers éléments entrant dans la conception de la scénographie, tout au long de leur analyse dramaturgique.
Dans un autre ordre d’idées, les étudiants devront faire une lecture littéraire de la pièce, afin d’en interpréter les différents sens, qu’ils devront transposer dans le projet. De plus, les étudiants seront appelés à faire des liens entre le fond et la forme de l’œuvre, à travers les divers éléments de la scénographie.
En parallèle à ces objectifs s’en établissent d’autres, davantage axés sur des apprentissages spécifiquement reliés au théâtre. Les étudiants doivent connaître les caractéristiques propres à l’analyse scénographique et concevoir une maquette scénographique tenant compte de ces éléments. En ce sens, les étudiants devront entrer en contact avec la mise en scène, notamment les différentes étapes menant à celle-ci. Que ce soit l’analyse, la créativité, l’interprétation du texte ou la lecture des didascalies, le processus menant à l’élaboration d’une scénographie constituera un cheminement motivant pour les étudiants.
Le problème de cette séquence didactique vise la réalisation de nombreux objectifs propres aux études théâtrales: identifier et appliquer les caractéristiques de l’absurde, entrer dans l’univers de la mise en scène, appliquer diverses étapes d’analyse scénographique, créer des liens entre le fond et la forme de l’œuvre et interpréter le sens d’une pièce de théâtre. Cette séquence didactique s’inscrit donc dans la poursuite de l’objectif ministériel du cours, à savoir « expliquer les représentations du monde contenues dans des textes littéraires de genres variés et de différentes époques. »
Définir la séquence didactique
Pour permettre la réalisation du projet scénographique, les étudiants devront suivre une voie, certes tracée d’avance, mais qui fournira, petit à petit, des éléments clés, des connaissances utiles qu’ils pourront réutiliser à d’autres projets du genre, que ce soit dans une troupe de théâtre parascolaire ou dans le cadre d’autres cours de littérature. Le texte de la pièce est le seul outil nécessaire dans la réalisation des différentes activités, puisque les étudiants doivent l’interpréter et analyser les diverses caractéristiques qui s’y rattachent. Toutefois, un document visuel sera utilisé, afin de démontrer l’importance de la scénographie dans la mise en scène.
Cette séquence s’articule en trois grands axes. Dans un premier temps, les étudiants entreront en contact avec les différents concepts littéraires évoqués par l’œuvre, avant de poursuivre, par la suite, avec une analyse de la pièce. Finalement, à la suite d’explications en rapport à la scénographie, les étudiants concevront une maquette scénographique de leur interprétation de la pièce.
Avant la lecture
Première activité: un court exposé interactif aura lieu en classe. Celui-ci présentera les diverses caractéristiques de l’absurde. Des tableaux synthèses seront disponibles, pour les étudiants, dans leur recueil de notes de cours, tableaux à trous qu’ils devront compléter afin d’avoir un portrait d’ensemble du courant. Cette activité aura principalement pour objectif d’expliquer les caractéristiques de l’absurde, afin que les étudiants soient capables de les reconnaître dans un texte et de les appliquer à leur scénographie.
Seconde activité: le visionnage d’une captation vidéo de la pièce Les Chaises[2] d’Ionesco suivra l’exposé sur les caractéristiques de l’absurde. Cette activité permettra à l’étudiant de s’attarder aux caractéristiques du courant auquel la pièce se rattache. Une discussion suivra, au cours de laquelle les étudiants devront soulever les éléments importants de la pièce, tant en ce qui concerne le texte que les divers éléments de la scénographie (musique, costumes, lumière, décors) qu’ils auront relevés au cours de la présentation. L’objectif premier de cette activité est de reconnaître les caractéristiques de l’absurde à travers un vaste ensemble de signes.
Pendant la lecture
Troisième activité: Afin de guider la lecture des étudiants, une présentation en classe aura lieu. Cette présentation abordera les différentes étapes d’analyse dramaturgique d’une pièce et qui s’effectuera en équipe, préférablement composées de 5 ou 6 membres. Cette analyse s’articule en sept éléments : 1: un résumé de la pièce; 2: une phrase résumée (tirée de la pièce); 3: un relevé des redondances (tant aux niveaux thématiques que lexicales); 4: les éléments inducteurs (motivations des personnages, liées à leur statut social; celui-ci détermine souvent des valeurs qui modifient la pensée des personnages, ce qui peut créer un contraste entre eux); 5: les niveaux de réalité (souvent observables par des changements d’éclairage ou de décors précisés dans les didascalies; toutefois, certains niveaux de réalité peuvent être perçus sans didascalies, notamment lorsqu’un personnage à lui seul vient troubler l’atmosphère « normale » ou un niveau de réalité déjà établi); 6: le contexte d’écriture; 7: une conclusion (une constitution de fable, servant d’idée générale à l’élaboration de la scénographie à venir).
À ces éléments vient s’ajouter un tableau représentant la structure de la pièce. Découpé arbitrairement (en pages, dans le cas du Roi se meurt), le tableau recense la présence des personnages, tant lorsqu’ils participent au dialogue que lorsqu’ils ne font qu’entrer et sortir de la scène.
L’explication et l’illustration de chacun des éléments de la part des étudiants, à partir de la vidéo Les Chaises, permettront de porter une attention particulière à ces éléments lors de la lecture du Roi se meurt. Cette activité, permettant aux étudiants d’entrer en relation avec le travail dramaturgique nécessaire à l’élaboration d’une mise en scène, sera évaluée de façon formative. En quelque sorte, elle leur permet de prendre contact avec la réalité scénique du théâtre. La motivation des étudiants, lors de cette activité, sera palpable puisqu’ils commenceront à prendre conscience de l’objectif ultime de la séquence didactique. Ils analyseront la pièce, certes, mais sans avoir l’impression d’être devant une lourdeur de travail et en retireront un grand plaisir.
Quatrième activité: puisque Le Roi se meurt est une pièce de théâtre, la lecture sera faite en petits groupes, plutôt que de façon individuelle. Ces groupes seront composés de six personnes, chacun ayant un personnage au cours de la lecture. De plus, ces groupes constitueront ceux de travail sur la scénographie attendue. Lors de la lecture, les étudiants devront remplir chacune des catégories de l’analyse dramaturgique selon les éléments présents dans Le Roi se meurt. Ainsi, ils dégageront l’essentiel qui sera repris plus tard, lors de l’élaboration de la scénographie. Il s’agit ici de recontextualiser la « recette » fournie lors de l’analyse des Chaises en l’appliquant à un nouveau cadre textuel. Cette « liste » devra être remise, sous forme de texte suivi, et sera évaluée de façon sommative. L’objectif ici poursuivi est de vérifier la capacité des étudiants à reconnaître les divers éléments d’analyse dramaturgique et à les expliquer à l’aide d’arguments et de citations du texte.
Après la lecture
Cinquième activité: à la suite de l’analyse dramaturgique et de la lecture du Roi se meurt, le projet dramaturgique commencera à prendre forme. Celui-ci est articulé en quatre points significatifs: 1: Une analyse + (expliquer les motivations de l’auteur, ce qu’il tente de démontrer à travers sa pièce, en plus de faire un bref historique des diverses mises en scène déjà créées autour de la pièce); 2: Les fonctions dramaturgiques (au nombre de cinq (dramatique, commentaire, poétique, ludique et rituelle); déterminer la part que chaque fonction occupe dans la pièce); 3: Adaptation-transposition (soulever les éléments de leur scénographie qui seront les plus importants, sans donner de détails spécifiques sur ceux-ci (à savoir les choix de l’équipe pour les costumes, par exemple) et préciser dans quelle mesure ces éléments scénographiques seront utilisés, quelle est la hiérarchie entre eux, tout en tenant compte des niveaux de réalité précédemment établis; 4: Contraintes du public (déterminer une salle dans laquelle la pièce pourrait être montée, selon la mise en scène choisie, en tenant compte des caractéristiques de la salle (grandeur de la scène, possibilité d’utilisation de moyens scéniques tels que la fumée artificielle, le nombre de sièges, la possibilité d’utiliser des techniques multimédias, etc.) et la maniabilité de la salle (possibilités d’utiliser la salle de multiples façons ou non, notamment selon la disposition de la scène et des sièges); les étudiants doivent aussi considérer le public qui fréquente le théâtre sélectionné).
Sixième activité: constituant la dernière activité avant la production de la maquette, la conception scénique s’attarde aux choix créatifs des étudiants. Ils déterminent les éléments actifs: la musique, les éclairages et les autres moyens techniques, tels que les projections ou les éléments multimédias, le cas échéant. Suit ensuite un tableau comparatif des fonctions de mise en scène entre ce qui a été établi lors de l’analyse dramaturgique et l’orientation que le groupe désire donner à sa mise en scène. Ensuite, ils doivent confirmer, ou non, le choix de la salle en expliquant les raisons de leur choix. Finalement, une conclusion sur l’élaboration des divers aspects du travail terminera la partie théorique. Tous les éléments de cette activité seront évalués de façon formative, tout au long du cheminement, alors que la conclusion sera évaluée de façon sommative, puisqu’elle prend en compte la capacité des étudiants d’exprimer leur point de vue.
Septième activité: cette activité se déroule en deux parties. La première constitue la fabrication de la maquette scénographique en elle-même, avec les décors, les costumes, les éclairages, la musique et les autres signes théâtraux importants. Cette partie se fera dans un contexte hors cours. Une présentation orale constitue la seconde moitié de l’activité, pendant laquelle les membres de chacune des équipes expliqueront la maquette aux autres équipes. Elle sera évaluée de façon sommative, tant au regard du respect des choix scénographiques précédemment établis qu’en ce qui a trait à la présentation en elle-même. À ce moment, les étudiants auront, en théorie, atteint les divers objectifs du cours: reconnaître les caractéristiques de l’absurde et les expliquer, créer des liens entre le fond et la forme de l’œuvre, interpréter le sens de la pièce et connaître et appliquer les diverses étapes d’analyse menant à la scénographie.
Conclusion
Tout en étant un travail de longue haleine et, qui plus est, ardu à certains moments, l’analyse scénographique n’en demeure pas moins une activité de laquelle les étudiants peuvent retirer beaucoup de plaisir et de motivation, puisqu’ils ont l’occasion de voir un but clairement identifié au bout de celle-ci, ils voient la valeur de la tâche qu’ils font et ne butent pas sur les difficultés observées en cours de route. Par expérience personnelle, je peux affirmer que le projet en tant que tel est très exigeant, mais que la valorisation qu’on retire de la présentation de la maquette scénographique vaut amplement toutes les disputes pouvant survenir dans le travail d’équipe, les difficultés d’analyse et les contraintes qui y sont liées.
Après une activité de la sorte, les étudiants auront développé une compétence d’analyse dramaturgique qu’ils pourront reprendre à leur compte dans différentes situations. Ils ne seront plus, dès lors, des lecteurs passifs, mais des acteurs du milieu culturel, même dans la mesure où la scénographie qu’ils imaginent à la lecture d’une pièce de théâtre n’est pas véritablement réalisée. Ils s’amuseront à faire vivre l’objet culturel. Il est évident, aussi, qu’une partie de la tâche sera faite hors classe. Les équipes n’ayant pas terminé les analyses, par exemple, devront les compléter en devoir. Cependant, une évaluation formative du travail effectué par les étudiants assurera qu’il soit complété et permettra la suite de la réalisation de la séquence didactique. De plus, la présentation des différentes maquettes scénographiques pourra se faire devant un public, ne se restreignant pas seulement aux étudiants du groupe, mais aussi à ceux des autres groupes ou aux autres professeurs. Les étudiants éprouveront alors un sentiment de valorisation, ce qui les motivera tout au long de la séquence didactique, mais aussi un sentiment de créativité, d’être reconnus par les pairs et, possiblement, un intérêt par rapport à la tâche qui sera contagieux.
[1] Eugène Ionesco, Le Roi se meurt, Paris, Gallimard (Folio n°361), 2004, 137 pages.
[2] Eugène Ionesco, Les Chaises, mise en scène de Jean-Luc Boutté, 1988. Réalisation de Jean-Pierre Barizien, VHS, 1990.