Blaise Gaulin Lamontagne, étudiant au DESS (Université Laval)
Séquence didactique : Préparation d’une situation-problème
Cette séquence didactique s’adresse à des étudiants qui effectuent leur deuxième semestre au cégep (institution québécoise de niveau collégial, qui fait le pont entre le lycée et l’université). Nous avons l’intention, dans le cadre du deuxième cours de littérature (Écriture et imaginaire), de moderniser notre approche en amenant les étudiants à développer des compétences transversales qui leur permettront ensuite (c’est, du moins, ce que nous croyons) de réaliser leurs dissertations explicatives avec une préparation optimale et un intérêt accru. En effet, notre approche vise, de prime abord, à susciter le plaisir de lire et de questionner un texte, afin d’en retirer un enseignement approfondi.Pour atteindre cet objectif, nous avons choisi le roman Le Grand Cahier, d’Agota Kristof. Il s’agit d’un auteur d’origine hongroise qui vit actuellement enSuisse et qui écrit en français, la langue de sa terre d’exil.
L’apprentissage par problèmes
L’un des principaux problèmes que soulève le roman de Kristof, c’est celui de l’écriture. Pourquoi écrire dans un contexte de guerre? Pourquoi écrire pendant que le reste de la société ne cherche qu’à survivre? L’écriture est-elle un luxe? Par ces questions, nous voulons amener l’étudiant à comprendre le caractère vital de l’écriture, en ce qui a trait à la survie de l’âme, dans Le Grand Cahier. Ces pistes de réflexion nous amèneront ensuite à traiter plus principalement le rôle la fiction, au sein du roman. Nous verrons que celle-ci mène à la construction de nouveaux codes de valeurs. Nous essayerons également de mener les étudiants à constater eux-mêmes l’ambiguïté qui règne dans ce récit, entre fiction et réalité, entre vérité et mensonge, entre fable et autobiographie. Les étudiants en viendront finalement à se questionner sur le thème du double, et sur l’existence réelle des jumeaux. Ces nouvelles pistes de réflexion devraient leur donner le goût de poursuivre la lecture de la trilogie des jumeaux ultérieurement, et d’aller au-delà ce qui est attendu d’eux, dans le cadre ce deuxième cours de littérature. Nous croyons également que ces questions pourront mener les étudiants à réfléchir sur la place de la littérature dans nos sociétés modernes. Nous les inviterons d’ailleurs, à la fin de la séquence didactique, à débattre, afin de savoir s’il est légitime d’enseigner la littérature au cégep. Par ce subterfuge pédagogique, nous espérons leur faire prendre conscience par eux-mêmes de l’importance de la littérature et, du même coup, accroître leur motivation.
Objectifs d’apprentissage
Les objectifs du cours sont donc : la compréhension approfondie du rôle de la littérature dans l’œuvre à l’étude et, de façon plus générale, dans la vie de tous les jours. Nous voulons également permettre à l’étudiant de vivre la littérature et d’éprouver un réel plaisir à lire et à interpréter un texte, quelle que soit son orientation professionnelle. Si ces objectifs sont atteints, nous estimons que les objectifs ministériels (rédiger une dissertation explicative) seront très facile à atteindre, et ce, avec brio.
Séquence didactique (en 5 parties)
Activité 1 : Biographie d’Agota Kristof : L’auteur et l’œuvre
Cette première activité consistera à faire une courte recherche sur l’Internet concernant la biographie de l’auteur. La recherche sera divisée en quatre grands sujets (et quatre grandes équipes). La première équipe traitera du contexte socioculturel dans lequel a grandi Agota Kristof. Le deuxième groupe traitera plus principalement de la famille de l’auteur. Le troisième groupe travaillera sur l’exil en Suisse de l’auteur, ainsi que sur les conditions de rédaction du roman. Le dernier groupe, quant à lui, devra relever les éléments de la biographie de l’auteur qui concernent ses prédispositions à l’écriture et ses créations de jeunesse (poésie et théâtre, historiettes et mensonges, etc.). Les recherches se feront à la maison, avant la rencontre. Les étudiants devront ensuite, lors de la rencontre, désigner un membre de leur équipe qui synthétisera le fruit des recherches communes. Ils devront également désigner deux autres étudiants qui viendront présenter brièvement les résultatsdes recherches au tableau. Après les exposés (qui devront durer environ quatre minutes chacun), nous ferons une courte synthèse en ajoutant quelques détails importants qui auraient pu être laissés de côté. Par cette première activité, nous souhaitons sensibiliser les étudiants aux similitudes entre la vie et l’œuvre de Kristof. Ils seront familiarisés, d’entrée de jeu, avec la conception très particulière de l’écriture chez Kristof. Celle-ci disait d’ailleurs, en entrevue : « Tout être humain doit avoir écrit un livre […] Écrire, c’est la chose la plus importante d’une vie. »
Activité 2 : L’armée spartiate
Durant la première heure de ce cours, les étudiants vont visionner un reportage sur la société spartiate, de son apogée à son déclin. Ils seront appelés à prendre des notes, tout au long du visionnage. Ils auront reçu au préalable une feuille avec trois questions auxquelles ils devront répondre en équipe ensuite, à l’aide des notes prises durant le visionnage du film. Questionnaire :1. Qu’est-ce qui a fait la force de l’armée spartiate? 2. Qu’est-ce qui a causé son échec? 3. Quels liens pourriez-vous faire entre vos réponses aux deux premières questions et la discipline des jumeaux, dans Le Grand Cahier?
Les étudiants devront ensuite partager leurs conclusions ensemble et désigner un porte-parole qui résumera leurs idées lors de la mise en commun avec le reste de la classe. Le but de cet exercice est, encore une fois, de les amener à collaborer et à échanger des idées. De plus, le simple fait d’expliquer oralement ses idées contribue à renforcer considérablement le processus d’apprentissage. Nous croyons que ces trois questions (surtout la dernière) laissent une bonne latitude réflexive. Nous voulons amener tranquillement les étudiants à constater par eux-mêmes l’insuffisance d’une discipline de renforcement orientée exclusivement sur la désensibilisation psychologique et physique. L’intelligence et la créativité permettent aux jumeaux du roman de préserver leur humanité, et de ne pas sombrer dans la bestialité. Nous ferons lire aux étudiants, en guise de conclusion du cours, quelques aphorismes du poète français René Char. Ces aphorismes, tirés des Feuillets d’Hypnos, seront intégrés à la matière afin de mettre encore une fois l’accent sur le caractère vital de l’écriture en temps de guerre.
Activité 3 : Table ronde : Perte des valeurs et/ou « réécriture » des valeurs.
Les jumeaux, dans Le Grand Cahier, ont-ils des valeurs? Expliquez. Parviennent-ils à une désensibilisation totale, ou témoignent-ils malgré eux d’une certaine sensibilité? À quel ouvrage majeur pourrait-on comparer Le Grand Cahier?
Les étudiants auront eu le temps de regrouper leurs idées sur des fiches, au cours de la semaine. Il est important de noter, à cet effet, que chaque réponse doit être accompagnée d’au moins une citation tirée du texte, qui viendra étoffer le discours de l’étudiant. Le but de cet exercice est de stimuler l’esprit d’analyse, ainsi que la rigueur intellectuelle des étudiants. Quelles que soient leurs réponses à ces questions, il est possible qu’ils aient raison. Tout dépendra de la façon dont ils expliqueront leurs réponses. En effet, on peut dire que les jumeaux n’ont pas de valeur, dans le sens où ils rejettent toutes les valeurs communes et agissent à contre-courant de ce que la société juge moral. On peut également dire, cependant, que leurs valeurs sont simplement autres, et qu’elles sont adaptées au contexte apocalyptique dans lequel ils évoluent. Aux valeurs chrétiennes de charité, de partage et d’amour, ils ont substitué le positivisme, l’endurance, la désensibilisation, etc. L’enseignant devra ensuite surenchérir, s’il y a des lacunes,en ce qui a trait aux interprétations possibles. Il devra orienter la réflexion vers le problème central de l’écriture : Où est répertorié l’ensemble des valeurs (ou, encore, le code de conduite) des jumeaux? À quel grand ouvrage majeur occidental ce livre des valeurs fait-il penser? Ces questions faciles nous mèneront à l’importance du Grand Cahier, en tant que récit fondateur et témoignage d’une humanité déclinante qui cherche à s’enraciner dans l’écriture.
Activité 4 : L’ironie et l’humour noir
Durant cette séance, certains étudiants (sur une base volontaire) seront appelés àjouer quelques saynètes du Grand Cahier dans lesquelles l’ironie est flagrante. Le chapitre concernant la création théâtrale des jumeaux (Histoire du richeet du pauvre) serait un excellent exemple de saynète ironique facile à représenter. Même s’il s’agit d’un procédé facile à traduire de façon textuelle, l’expressivité et le timbre de voix renforcent considérablement le caractère mordant de l’ironie. À la suite de cette courte activité, ceux qui n’auront pas pu s’exercer à jouer la comédie devant la classe seront appelés à faire la lecture à haute voix de quelques poèmes de Baudelaire, tels que « La charogne » ainsi que « Le chien et le flacon ». Cette activité permettra aux étudiants, non seulement de se familiariser avec ce procédé récurrent en littérature française qu’est l’ironie, mais également de faire de nouveaux liens avec notre problème central, qui concerne l’importance et le rôle de l’écriture dans Le Grand Cahier. Il est essentiel de comprendre l’ironie, dans le cadre de cette séquence, puisqu’elle constitue une façon de sublimer la laideur du monde, de faire triompher l’intelligence et le rire sur le purin environnant. Nous laisserons d’ailleurs cette citation, tirée du troisième livre de la trilogie des jumeaux, aux étudiants, en guise d’ouverture, à la fin de la première heure de cours : « J'essaie d'écrire des histoires vraies, mais, à un moment donné, l'histoire devient insupportable par sa vérité même, alors je suis obligé de la changer (...) Alors, j'embellis tout. » Ces quelques filons ont pour but de stimuler la curiosité intellectuelle des étudiants et leur donner le goût de poursuivre la lecture de la trilogie. Ils se sentiront ainsi davantage investis dans leurs études.
Au retour de la pause, les étudiants devront faire des schémas en équipe afin de réaliser leur propre synthèse des connaissances acquises jusqu’à maintenant, dans le cadre de cette séquence didactique. Les schémas devront expliciter clairement les liens entre la progression des activités et le développement progressif d’une réponse au problème de l’écriture chez Kristof. Cet exercice vise à forcer les étudiants à faire des liens, ainsi qu’à se remémorer les connaissances apprises depuis le début. La schématisation leur permettra d’effectuer le transfert de leurs connaissances et de renforcer leurs apprentissages. Ils auront droit à leur schéma lors de l’épreuve sommative.
*Préparation à l’épreuve sommative…
À la fin de cette quatrième séance, nous donnerons aux étudiants les directives de préparation à l’épreuve sommative qui aura lieu à la sixième et dernière séance de la séquence didactique. Ils auront donc une semaine complète pour se préparer à cette épreuve, qui consistera, dans un premier temps, en un débat collectif sur l’importance de la littérature dans nos sociétés actuelles. Dans un second temps, ils devront débattre de la pertinence d’enseigner la littérature dans les cégeps. Les étudiants seront donc appelés à se servir de leur créativité, dans le cadre de cette dernière évaluation, qui leur laissera d’ailleurs une grande latitude intellectuelle. Ils pourront également se sentir impliqués dans leur milieu, en faisant des liens entre la matière enseignée dans le cadre du cours de littérature et la vie de tous les jours. Ils devront remettre une copie d’au moins deux pages dactylographiées à interligne et demi, démontrant leur cheminement de pensée. Notons également que, dans leur argumentation, les étudiants devront utiliser des exemples tirés du roman à l’étude, ainsi que des exercices que nous aurons faits en classe au cours de la séquence didactique. Il s’agit en quelque sorte de comparer le statut que la littérature occupe dans le livre, par rapport à celui qu’elle occupe dans nos sociétés d’aujourd’hui. Cette évaluation comptera pour 15 % de la note finale, et permettra du même coup aux étudiants d’être bien préparés pour la dissertation finale qui vaudra 40 % et qui portera également sur Le Grand Cahier.
Activité 5 : Le Double : Fiction et/ou réalité.
Lors de cette dernière activité (qui précède le débat final), nous diviserons la classe en deux parties égales. Chaque partie sera divisée en quatre équipes. Les quatre premières équipes devront relever les caractéristiques du roman de Kristof qui le rapprochent des courants réaliste et naturaliste (objectivité des descriptions, détachement des jumeaux, etc.) ou, encore, du récit autobiographique. Les quatre autres équipes devront rechercher les éléments qui permettent d’affirmer que nous avons affaire à un conte ou, encore, à une fable (absence de noms propres chez les personnages secondaires, lieux et personnages réduits à leurs fonctions, etc.). Les équipes désigneront ensuite des porte-parole qui rendront compte de leurs réflexions. Nous tenterons ensuite de profiter de cette ambiguïté soulevée à propos du récit, qui se situe entre la fable et l’autobiographique, pour aborder la question du double. Il sera facile ici de revenir ensuite avec le sujet central de l’écriture, puisque le Grand Cahier que rédigent les jumeaux est l’unique témoignage qui subsiste de la vie commune des deux garçons, après leur séparation. Il pourrait très bien, malgré son apparente rigueur quasi scientifique, constituer un subterfuge narratif. Nous espérons, en soulevant cette ambiguïté lors de la dernière séance, relancer l’intérêt pour le livre et donner le goût aux étudiants de lire la suite. Nous serions ainsi fidèles à notre objectif primordial de susciter le plaisir de lire et de questionner le récit.
Bibliographie
BAUDELAIRE, Charles, Les Fleurs du Mal, Paris, Éditions Gallimard, 1964, 256 pages.
CHAMBERLAND, Gilles, et collab., 20 formules pédagogiques, Les Presses de l’Université du Québec, Ste-Foy, 1995, 178 pages.
CHAR, René, Fureur et mystère, Paris, Gallimard (Collection Poésie), 1967, 222 pages.
FALARDEAU, Érick, et Carole Fisher [dir.], La didactique du français : Les voies actuelles de la recherche, Les Presses Universitaires de l’Université Laval, 2007, 254 pages.
KRISTOF, Agota, Le Grand Cahier, Paris, Éditions du Seuil, 1986, 183 pages.
KRISTOF, Agota, La preuve, Paris, Éditions du Seuil,1988, 186 pages.
KRISTOF, Agota, Le troisième mensonge, Paris, Éditions du Seuil, 1991, 162 pages.
LAVOIE, Rachèle, « L’apprentissage par projets », dans Cadre conceptuel. Document de travail, Québec, 2002, Bureau d’approbationdu matériel didactique.
PAGÉ, Mélanie,« Quand un problème devient fantastique », dans Pédagogie collégiale, octobre 2004, 18(1), 4-7.
Sites internet àpropos d’Agota Kristof :
http://www.bmlimoges.fr/espace-auteur/kristof/auteur-liens.html
http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=3813