Pertinence de l’œuvre
L’intérêt littéraire de Journal du dehors[1] réside d’une part dans le fait que son auteure, Annie Ernaux, a marqué la littérature d’expression française par sa technique très personnelle, très authentique, son œuvre entière s’inscrivant dans plusieurs genres et courants littéraires à la fois, sans jamais se fixer définitivement. Surtout, elle a su renouveler l’écriture autobiographique. Pour qualifier ses écrits hybrides, on propose souvent de nouvelles notions critiques telles que celle de l’auto-socio-biographie et celle du « journal extime[2] ». Ce dernier terme qualifie merveilleusement son Journal du dehors, publié en 1993. Ernaux a bel et bien écrit ce dernier à la manière d’un journal intime, mais a plutôt transcrit tout ce qui a effleuré sa vie quotidienne de 1985 à 1992, en évitant de parler d’elle-même. Cette œuvre conserve une dimension très contemporaine qui rend son étude des plus pertinentes, car on ne peut nier l’« intérêt croissant de nos sociétés pour le vécu et la réalité […]. […][L]e roman lui-même [étant] de plus en plus traversé par l’intime et le récit de vie[3]. »
Problèmes de lecture et objectifs poursuivis
La présente séquence didactique a été conçue dans le but de figurer au cours 601-102 - Littérature et imaginaire, soit le second cours du parcours littéraire de la formation générale commune au collégial. Sa lecture ne requérant pas un trop grand investissement de temps, il s’agit d’une œuvre qu’il serait intéressant d’aborder en tout début de session, pour permettre aux étudiants de s’exercer à la lecture littéraire et de disposer de plus de temps pour l’analyse elle-même. La difficulté de Journal du dehors réside surtout dans le fait qu’il s’agit d’une œuvre qui renouvelle le journal intime, genre littéraire qui, par ailleurs, n’est pas fréquemment abordé en classe de français. Il devient donc nécessaire de visiter, d’abord, les grandes balises qui définissent le genre, pour mieux observer par la suite en quoi Ernaux s’éloigne d’une pratique traditionnelle du journal intime. Par ailleurs, même si elle affirme d’emblée dans l’avant-propos de son Journal du dehors que son but était de transcrire, objectivement et sans interprétations de sa part, des scènes de son quotidien, il n’en demeure pas moins qu’elle effectue, bien malgré elle, une critique sociale de son environnement urbain, critique qui, parce qu’elle se retrouve disséminée au travers d’une multitude de scènes de la vie courante, pourrait presque passer inaperçue aux yeux de lecteurs inexpérimentés. Ce discours sociologique constitue cependant un enjeu majeur de son journal qui ne saurait être évacué. Compte tenu des particularités de Journal du dehors et des difficultés qui se présentent à sa lecture, les objectifs d’apprentissage que nous poursuivons sont les suivants :
- Distinguer les différentes formes du journal[4]
- Connaître les procédés de l’écriture réaliste
- Reconnaître le traitement des principaux thèmes dans Journal du dehors, d’Annie Ernaux
- Produire un pastiche[5] de Journal du dehors, qui permettra d’évaluer la compréhension des enjeux formels et thématiques de l’œuvre
La séquence
Avant la lecture :
Séance 1 : Mise en contexte, préparation à la lecture de l’œuvre
Activité 1 : La pratique du journal, histoire et caractéristiques (45 min.)
Pour une meilleure compréhension de Journal du dehors, il est nécessaire d’initier les étudiants à la pratique du journal. Ainsi, l’enseignant procède d’abord à un court exposé de type conférence, pendant lequel il présente brièvement l’histoire du journal, celle de ses débuts et de son évolution à travers les époques. Ensuite, ce dernier poursuit la séance en présentant les caractéristiques principales de ce genre littéraire. Pour ce faire, il questionne les étudiants de façon à faire surgir leurs préconceptions à propos du journal intime et il note leurs réponses dans les cases vides d’un tableau qu’il aura préalablement affiché à l’avant de la classe. Des questions prévues à l’avance, concernant notamment la forme, le fond, et la visée du journal, viendront baliser les réponses des étudiants. L’enseignant procède à partir de ces réponses pour présenter les grandes spécificités du genre et veille à peaufiner celles-ci en leur présentant, bien entendu, le vocabulaire littéraire approprié.
Activité 2 : Atelier sur les différents types de journaux (1h15)
Pour aider les étudiants à mieux se figurer la réalité polymorphe du journal, l’enseignant soumettra à leur analyse une sélection d’extraits très différents, tant du point de vue du contenu que de la forme. La classe sera divisée en 8 équipes, qui auront chacune à observer 2 extraits de journaux.
Liste des journaux qui pourraient être soumis à l’analyse :
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Journal de bord 1492-1493, Christophe Colomb
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En miroir, Journal sans date, Pierre Jean Jouve
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Voyage au Congo, André Gide
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Journal, 1948-1971, Hubert Aquin
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Choses vues, 1830-1871, Victor Hugo
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La boutique obscure. 124 rêves, Georges Perec
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Journaux, 1914-1965, Raymond Queneau
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Carnets de la drôle de guerre, Jean-Paul Sartre
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Le journal, Anne Frank
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Journal d'un écrivain, Virginia Woolf
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Journal de l'amour, Anaïs Nin
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Journal de La part de l’autre, Eric-Emmanuel Schmitt
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Mon journal (1862-1870), Claire Pic
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Registre de mes recettes et dépenses depuis le 1er Juillet 1778, Joseph Florimond Duplès
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Journal de jeunesse 1893-1906, Catherine Pozzi
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Journal, mémoires de la vie littéraire, 1851-1896, Edmond et Jules Goncourt
Il sera nécessaire de bien répartir les extraits, de façon à ce que chaque équipe ait en mains des ouvrages dissemblables. Par exemple, il serait intéressant d’opposer au journal très réflexif d’un grand écrivain, le journal financier d’un illustre inconnu, ou de mettre en parallèle le journal intime d’une jeune adolescente, écrivant pour elle seule dans le secret de sa chambre, et celui des frères Goncourt, qui écrivaient les hauts et les bas de leur société dans le but d’être publiés. Leur offrir des extraits contrastés permettra entre autres aux étudiants de mieux faire ressortir, par le biais de la comparaison, les propriétés des extraits soumis à leur analyse. Par ailleurs, ils pourront se référer au tableau utilisé lors de l’activité précédente, qui leur servira d’aide mémoire. Au final, une fois l’activité terminée, l’enseignant demandera à chaque équipe de leur soumettre les résultats de leurs observations, les invitant à les transcrire eux-mêmes dans le tableau en question.
Exemple de tableau à partir duquel il serait possible de comparer les extraits, en sélectionnant les particularités qui conviennent à chacun :
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Christophe
Colomb
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André Gide
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Anne Frank
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…
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Présence de
dates (chronologie)
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Prédominance de la 1re
Personne
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Texte fragmenté
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Relation d’observations
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Relation de pensées
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Relation de sentiments
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Utilisation des temps du Discours (Présent, Passé composé, Futur)
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Écriture réaliste
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Écriture de l’immédiateté
(phrases nominales ou sans sujet)
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But : Garder mémoire
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But : Survivre
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But : S’épancher
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But : Se connaître
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But : Penser
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Volonté de publication
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Présence d’un pacte référentiel
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Une évaluation des résultats, effectuée par l’enseignant, permettra à chacun de concevoir que le journal possède certaines caractéristiques de base, mais qu’il s’avère bien difficile de procéder à une généralisation puisque celles-ci peuvent malgré tout être modifiées, voire complètement évacuées. Comme l’explique Philippe Lejeune, « [i]l n’existe pas un Journal sur lequel on pourrait dire des choses simples, mais des journaux, qui suggèrent des éléments de réponse complexes et parfois contradictoires[6]. »
À la fin de la séance, l’enseignant demande à la classe de lire le tiers de l’œuvre pour le cours suivant (jusqu’à la page 34.) Ensuite, il annonce et explique en détail le travail final que chacun devra effectuer à partir de cette œuvre, soit l’écriture d’un pastiche de 500 mots, accompagnée d’un texte justificatif de 200 mots, en leur remettant un document explicatif. Cette production écrite constitue la situation-problème de la séquence didactique, car les étudiants, pour le moment, ne possèdent pas les connaissances nécessaires pour procéder d’emblée à une imitation de Journal du dehors. Ce n’est qu’au terme d’une série de cours visant à leur faire acquérir les savoirs théoriques, tant sur le style d’écriture d’Ernaux qu’en ce qui a trait aux thèmes qu’elle aborde, qu’ils seront outillés et prêts à réaliser cette production finale. En ce qui concerne la valeur pédagogique d’une telle évaluation, nous considérons que la position de Stéphane Desrosier, enseignant de littérature au Cégep Limoilou, est très éclairante :
Les échecs répétés de sujets amenés, mal calibrés, sans intelligence avec le sujet posé ou les ouvertures moribondes de conclusions à la sauvette […] nous confirment à chaque session […] le peu de vitalité langagière, plus spécifiquement littéraire, du jeune lecteur. […] [I]l est possible de combler ce manque à gagner […] par des exercices de création ; d’insuffler à doses fortes l’expérience littéraire manquante et nécessaire à une lecture intelligente, solide et en profondeur de l’œuvre littéraire, notamment le roman et ses dérivés. En abordant l’instrumentation théorique dans le but d’écrire, on invite ainsi l’étudiant à dépasser le stade du simple repérage bébête des figures de style, à accéder à la signification de l’usage de cette figure et non seulement à sa nature[7].
Pendant la lecture :
Séance 2 : Le traitement du réel dans l’histoire littéraire
Activité 3 : Le Pacte de lecture dans Journal du dehors (30 min.)
Au tout début du cours, l’enseignant lit à haute voix l’avant-propos de Journal du dehors. Cela l’amène tout naturellement à présenter le pacte de lecture qu’Ernaux y instaure. Un texte propose toujours à son lecteur, explicitement ou non, d'accepter un certain nombre de conventions et de contraintes et, dans le cas de Journal du dehors, ces conventions sont concrètement présentées au lecteur par le biais de l’avant-propos, signé de la main de l’auteure. En effet, celle-ci énonce clairement les principes qui, à l’époque, ont régi l’écriture de son journal, de 1985 à 1992, et décrit son ouvrage en ces termes : « Il […] s’agit […] d’une tentative d’atteindre la réalité d’une époque – cette modernité dont une ville nouvelle donne le sentiment aigu sans qu’on puisse la définir – au travers d’une collection d’instantanés de la vie quotidienne collective[8]. » L’enseignant questionnera donc les étudiants de façon à ce qu’ils puissent retracer les deux principaux objectifs qui se recoupent dans le projet d’Ernaux, soit celui de ne pas parler d’elle-même, mais plutôt des autres, et de transcrire le réel sans le modifier. C’est à partir de cette seconde constatation, soit la volonté d’Ernaux de pratiquer une écriture objective, de décrire son univers tel qu’il se présente à elle, que se déroulera le reste de la séance.
Activité 4 : Comment écrire le réel ? (1h30)
L’enseignant transmet une feuille à chacun des étudiants, sur laquelle se trouve une vingtaine d’éléments à sélectionner :
- Intrigue linéaire
- Expression de sentiments personnels
- Abondance de jeux de mots et de calembours
- Interpellation du lecteur
- Narration à la première personne
- Écriture minimaliste
- Thème du rêve
- Narration multiple (polyphonie)
- Thème de la violence, de la misère
- Descriptions minutieuses et abondantes
- Travail sur la musique des mots
- Narration à la troisième personne
- Œuvres longues
- Intrigue discontinue
- Vocabulaire concret
- Utilisation fréquente du monologue intérieur
- Lyrisme
- Clarté de l’expression
- Textes brefs
- Ruptures fréquentes dans le fil du récit
En équipe de deux ou trois, les étudiants doivent sélectionner les éléments qui répondent le mieux à la question suivante : Sélectionnez, parmi cet inventaire de caractéristiques de textes littéraires, celles qui, selon vous, permettent une meilleure représentation de la réalité. Une fois cet exercice terminé, l’enseignant révise leurs réponses en leur demandant, pour chaque élément observé, de les justifier. Par la suite, l’enseignant procède à un bref exposé magistral au cours duquel il aborde la question du réalisme en littérature, veillant à offrir une réponse adéquate pour chacun des éléments du questionnaire précédemment rempli par les étudiants, afin que ceux-ci puissent se corriger. Bien entendu, la visée d’une telle démarche est de leur permettre de réaliser que certaines de leurs réponses ne sont ni fausses, ni vraies, mais plutôt que certains éléments de la liste sont des critères de l’écriture réaliste qui demeurent valides à une époque donnée et qui, selon la perspective d’un autre courant littéraire, ne tiennent plus la route. En effet, si la linéarité était une convention de l’écriture réaliste au 19e siècle, le discontinu et le fragmentaire sont devenus les moyens modernes de saisir le réel. Cet exposé, étalé sur un seul cours, ne vise en aucun cas une connaissance achevée de courants et de styles littéraires. Son but est surtout de permettre à l’étudiant de concevoir l’évolution de la conception du réalisme à travers le temps et, par ailleurs, de saisir le fait que différents auteurs, bien que leurs techniques d’écriture soient très différentes, puissent tout de même se revendiquer d’une écriture réaliste.
Enfin, l’enseignant demandera aux étudiants de répondre à nouveau au questionnaire distribué au début de la séance, mais, cette fois, en répondant à la question suivante : Quelles sont les caractéristiques qui s’apparentent à l’écriture d’Annie Ernaux dans Journal du dehors ? Cela ne devrait prendre que quelques minutes et l’enseignant ne leur fournira pas les réponses, car celles-ci seront apportées dans le cadre du cours suivant. Ce petit retour leur permet surtout de situer l’œuvre d’Ernaux au regard de la matière qu’ils ont abordée en classe. Pour conclure, l’enseignant demandera aux étudiants de poursuivre la lecture de l’œuvre jusqu’aux deux tiers (p. 68).
Séance 3 : Le style d’écriture d’Ernaux
Activité 5 : Les effets de réel dans Journal du dehors (1 heure)
L’enseignant présente aux étudiants une série de photographies de Paul Strand, des portraits en noir et blanc des habitants d’un village italien, en leur rappelant qu’Annie Ernaux, dans son avant-propos, affirme qu’elle y voit « un idéal, inaccessible, de l’écriture[9]. » Cette intrusion dans l’univers du photographe américain permettra d’établir certains parallèles entre sa technique, simple et sans artifice, et le style recherché par Ernaux pour rendre la réalité par le biais langage. En effet, celle-ci explique d’emblée qu’elle a « cherché à pratiquer une écriture photographique du réel, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme[10]. » Une fois cette introduction faite, l’enseignant demandera aux étudiants de former des équipes de 4 et distribuera à chacune 3 passages de Journal du dehors qui présentent un intérêt manifeste sur le plan de l’écriture réaliste. Ils devront ainsi répertorier les effets de réel, effectuer un inventaire des procédés réalistes utilisés par Ernaux dans les extraits observés. Pour ce faire, la liste qui leur avait été transmise lors du cours précédent pourra les guider dans l’analyse en leur fournissant les termes littéraires appropriés, qu’ils apprendront tranquillement à maîtriser.
Activité 6 : Pour un portrait complet (1 heure)
Afin de valider leurs observations, l’enseignant effectuera par la suite un retour théorique sous la forme d’un exposé magistral, au cours duquel il veillera à présenter avec le plus de précision possible la méthode d’écriture d’Ernaux, abordant entre autres des sujets comme celui de la discontinuité mimétique[11], qui illustre à merveille la « collection d’instantanés » que l’on retrouve dans Journal du dehors. Pour appuyer ses propos, il effectuera en parallèle la lecture de certains passages de L’écriture comme un couteau[12], ouvrage dans lequel Ernaux, dans une correspondance entretenue avec Frédéric-Yves Jeannet, parle de sa manière de travailler et dévoile les raisons qui l’on poussée à écrire. Nous considérons ici qu’il est effectivement intéressant de profiter de ce qu’Ernaux elle-même peut nous révéler quant à la nature de son travail et, plus particulièrement, sur sa technique d’écriture. À la fin de la séance, l’enseignant rappellera aux étudiants qu’ils doivent avoir terminé la lecture de l’œuvre pour le cours suivant.
Après la lecture :
Séance 4 : Le journal « extime », l’échec de la description pure
Activité 7 : Expérimentons ! (30 min.)
Maintenant que les étudiants ont observé de quelle façon Ernaux s’y prend pour décrire le réel avec le plus de vérité possible, il est nécessaire qu’ils saisissent en quoi cette entreprise de description objective était, telle qu’elle l’affirme dans l’avant-propos, vouée à l’échec. Au tout début de la séance, l’enseignant posera donc la question suivante aux étudiants : Expliquez, à la lumière de votre lecture de Journal du dehors, pourquoi Annie Ernaux n’a pu procéder à une pure transcription des faits qu’elle a observés ? Cette question ne sera pas à la base d’un travail en équipe où ils auraient le loisir de questionner leur ouvrage. Ils devront plutôt y répondre à froid, dans une discussion de type « remue-méninges » visant à les éveiller au sujet de la séance, soit le phénomène de la vision sélective. Nous utilisons ici cette approche pour entamer la séance parce que celle-ci « favorise beaucoup la participation et la mise en commun d’idées à l’intérieur d’un groupe [et] [p]ermet d’aborder une situation d’apprentissage sous de multiples facettes[13]. » Au cours de l’échange, l’enseignant veillera à noter les réflexions des étudiants au tableau et passera à la seconde partie de l’activité de mise en contexte. Il s’agira de leur présenter un court vidéo, d’environ 5 minutes, présentant une histoire d’une complexité moyenne. En d’autres termes, celle-ci doit faire intervenir assez de personnages, d’actions ou de dialogues pour que sa compréhension ne soit pas trop simple. Une fois la vidéo visionnée, l’enseignant proposera aux étudiants de rédiger un court texte résumant la scène en question. Ils devront le faire à la manière d’Ernaux, c’est-à-dire en tentant de pratiquer l’écriture photographique de l’auteure et d’être le plus près possible de la réalité observée. Lorsqu’ils auront effectué leur tâche d’écriture, l’enseignant comparera leurs descriptions pour mettre en évidence les différences de chacune. Par le moyen de cette activité, ils pourront non seulement s’exercer une première fois à la pratique du pastiche et recevoir des commentaires de la part de l’enseignant, mais ils pourront surtout concevoir que la perception est sélective et qu’elle donne lieu à des représentations obligatoirement subjectives. Cette activité vise donc surtout la démonstration du phénomène en question, et permet de sensibiliser, aisément et de manière ludique, à la déformation que subit toute communication.
Activité 8 : La subjectivité (1h30)
À partir de cette expérimentation concrète du phénomène de vision sélective, l’enseignant pourra établir un lien avec les difficultés rencontrées par Ernaux lors de l’écriture de son Journal du dehors et dont elle témoigne dans l’avant-propos : « [F]inalement, j’ai mis de moi-même beaucoup plus que prévu dans ces textes : obsessions, souvenirs, déterminant inconsciemment le choix de la parole, de la scène à fixer[14]. » Pour mieux faire comprendre cette déclaration de l’auteure, l’enseignant lira aux étudiants ce passage du roman Les choses de la vie de Paul Guimard, qui traite du même sujet :
L'inattention des vivants est confondante. On ne voit que ce qui s'inscrit dans le champ des œillères de nos préoccupations du moment. […] Lorsqu’on possède une voiture neuve, fût-elle d’un modèle rare, on ne voit plus que des voitures de cette marque. […] On ne fait que projeter autour de soi son petit cinéma intime. Je l'ai souvent constaté à l'occasion de procès où dix témoins, face au même événement, n'en avaient retenu que le détail ou la péripétie correspondant à son état d'âme de l'instant. Ce phénomène de vision sélective est universel et sa puérilité me consterne. Tant de merveilles prodiguées vainement devant les yeux à demi-clos[15] !
Suivant cette lecture, l’enseignant demandera aux étudiants de se placer en équipes de 4 à 6 personnes et de répertorier, dans l’œuvre, les passages où la subjectivité de l’auteure devient visible et, par la suite, de tenter de leur trouver une ligne directrice, une signification. C’est à l’aide des réponses qu’ils apporteront que l’enseignant pourra les amener à analyser en profondeur le regard qu’Ernaux porte sur le monde, elle qui demeure sensible à tout ce que les autres ne veulent pas voir et qui, en qui, en observant les autres, se retrouve elle-même en eux.
Séance 5 : Journal sociologique
Activité 9 : Exercice de classification (2 heures)
En début de séance, l’enseignant demande à la classe de se répartir en 6 équipes. Il demande ensuite à 3 équipes de procéder à un inventaire des acteurs sociaux que l’on retrouve dans Journal du dehors, et aux 3 autres de faire l’inventaire des lieux qui y sont décrits. Leur demander de dresser une telle liste, aussi exhaustive que possible, vise à « favorise[r] la curiosité, l’investigation [et] la perspicacité[16] » des étudiants. Ensuite, l’enseignant remet à chaque équipe une grande feuille vierge et leur demande de produire une affiche sur laquelle ils veilleront à présenter les grandes oppositions qui s’installent dans Journal du dehors, telles que les rapports entre les commerçants et les clients, entre les jeunes et les vieux, entre la galerie de peinture et le supermarché ou entre la zone urbanisée et le terrain vague. Lorsqu’ils ont terminé leurs affiches, l’enseignant leur demande de réfléchir à ces grandes oppositions et de trouver la signification qu’Ernaux aurait pu vouloir leur donner. Enfin, les 3 équipes ayant effectué leur recherche sur les lieux vont à l’avant de la classe pour dévoiler leurs affiches et présenter leur point de vue. Puis, vient le tour des 3 équipes restantes. Par le biais de leurs productions, l’enseignant pourra effectuer une lecture plus approfondie de la réalité sociale décrite par Ernaux. Celle-ci, en effet, remet constamment en question les codes sociaux, les frontières entre les hommes et ce qui se produit lorsque celles-ci sont transgressées. Elle interroge le fossé entre la culture savante et la culture populaire, entre les dominants et les dominés, entre le passé, toujours périmé, et le présent, magnifié, entre les jeunes, qui ne sont pas encore soumis à la rigueur des codes sociaux, et les adultes, qui en sont devenus les esclaves. Dans Journal du dehors, elle observe les lois presque immuables de la hiérarchie sociale et la théâtralité des échanges entre les gens et, se faisant, elle découvre qu’elle participe de ce même mouvement, que les codes auxquels les autres se soumettent, elle aussi les a intériorisés.
Séance 6 : Retour sur la matière et ouverture
Activité 10 : La conférence de presse (45 min.)
Pour permettre aux étudiants de se remémorer les différents apprentissages effectués tout au long des cours précédents et surtout, pour qu’ils puissent se préparer à la rédaction de leur pastiche, l’enseignant leur donnera l’occasion de poser des questions grâce à un jeu de rôles. La situation sera celle d’une conférence de presse avec l’auteure Annie Ernaux. Pour le bien de la cause, l’enseignant deviendra l’auteure et les étudiants tiendront le rôle des journalistes. Ils auront préalablement disposé d’une quinzaine de minutes, en équipe de 4, pour préparer leurs questions. Nous jugeons que ce type d’activité peut être bénéfique puisqu’elle « favorise le développement de la curiosité chez les étudiants et l’élargissement de leurs connaissances [et qu’elle] [p]ermet à l’enseignant d’accéder plus rapidement aux préoccupations […] étudiantes[17]. » Bien entendu, si l’enseignant perçoit que les étudiants ont évacué certaines questions dont les réponses leur auraient été nécessaires pour effectuer le travail final, il aura tout le loisir de sortir de son personnage, à la fin du jeu de rôles, pour leur apporter les informations qu’il juge pertinentes.
Activité 11 : Le journal, pratique contemporaine (1h15)
Lors de la seconde partie de cette séance, qui clôt l’analyse de Journal du dehors, nous croyons qu’il pourrait être intéressant de visiter, sur le web, les pratiques contemporaines du journal, celles qui remanient le genre de diverses manières, telles que la série d’autoportraits de l’artiste peintre suédoise Carin Ellberg, le photo-journal de Nathalie Parseihian, le journal filmé d’Hervé Guibert, intitulé La pudeur ou l’impudeur, qui capte les derniers mois de sa vie sur vidéo, ou le journal intime en bande dessinée de Fabrice Naud. Toutes ces manifestations du journal, aussi hétéroclites soient-elles, montrent à quel point les frontières d’un genre sont larges et de quelles façons il est possible de les renouveler. Dans un deuxième temps, et jusqu’à la fin du cours, l’enseignant balisera une discussion de groupe en posant les questions suivantes aux étudiants : Croyez-vous qu’internet contribue au développement de la pratique du journal intime ? Est-ce que votre page Facebook pourrait, selon vous, être une sorte de journal ? Quelles ressemblances peut-on trouver entre ce réseau social et le journal ? Cet échange ouvert permettra ainsi de terminer la séance en établissant des liens concrets entre la littérature et une forme d’écriture qui leur est particulièrement connue.
Séance 7 et 8 : Écriture supervisée du pastiche et du texte explicatif (2 heures)
Séance 9 : Remise du pastiche
Bibliographie
CHAROLLES, Michel, « Usages scientifiques et didactiques de l’imitation », dans Pratiques, n° 42 (juin 1984), p. 11.
CLÉMENT, Anne-Marie, « Formes et sens de la discontinuité dans la prose narrative contemporaine », thèse de doctorat, Département de littératures, Université Laval, 2005, 253 f.
DESROSIERS, Stéphane, « Le roman lu par l’écrit », dans Québec français, n° 132 (hiver 2004), p. 36-37.
ERNAUX, Annie, Journal du dehors, Paris, Gallimard (Folio), 1993, 107 p.
ERNAUX, Annie, L’écriture comme un couteau, Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Stock, 2003, 156 p.
GUIMARD, Paul, Les choses de la vie, Paris, Éditions Denoël (Folio), 1967, 150 p.
LEJEUNE, Philippe, « Cher cahier… », Paris, Gallimard (Témoins), 1989, p. 27.
LEJEUNE, Philippe et Catherine BOGAERT, Le journal intime, Histoire et anthologie, Paris, Les éditions Textuel, 2006, 506 p.
PETIJEAN, André, « Pastiche et parodie : enjeux théoriques et pédagogiques », dans Pratiques, n° 42 (juin 1984), p. 3-33.
PROULX, Jean, « Utiliser et varier les exercices pédagogiques », dans Enseigner mieux, Stratégies d’enseignement, Cégep de Trois-Rivières, 1993, p. 297-315.
SIMONET-TENANT, Françoise, Le journal intime, Paris, Nathan, 2001, 128 p.
TOURNIER, Michel, Journal extime, La Musardine, Paris, 2002, 236 p.
VANDENDORPE, Christian, « Lecture du récit et hypertexte. Du journal au journal intime », dans Hypertextes, espaces virtuels de lecture et d’écriture, Québec, Éditions Nota bene (Coll. Littérature(s)), 2002, p. 89-114.
[1] Annie Ernaux, Journal du dehors, Paris, Gallimard (Folio), 1993, 107 p.
[2] Terme issu d’une contraction des notions d’extérieur et d’intime, formulé par Michel Tournier dans son ouvrage sur le Journal extime publié en 2002.
[3] Christian Vandendorpe, « Lecture du récit et hypertexte. Du journal au journal intime », dans Hypertextes, espaces virtuels de lecture et d’écriture, Québec, Éditions Nota bene (Coll. Littérature(s)), 2002, p. 101.
[4] En français, on rajoute généralement le vocable "intime" au journal pour éviter la confusion avec la presse quotidienne, problème qui n’existe pas en d’autres langues. Nous tenons donc à préciser que les termes "journal" et "journal intime" seront ici utilisés pour désigner une même réalité.
[5] « [I]l est parfaitement concevable […] que, dans un processus d’enseignement, la rédaction d’un pastiche […] intervienne à la suite d’une activité visant à caractériser, à l’aide de catégories descriptives plus ou moins techniques, les traits distinctifs d’une écriture particulière. Utilisé de cette manière, l’exercice permet d’évaluer si les informations présentées au cours de cette activité ont été finalement assimilées par les […] étudiants. » Le passage cité est extrait du texte de Michel Charolles, « Usages scientifiques et didactiques de l’imitation », dans Pratiques, n° 42 (juin 1984), p. 11.
[6] Philippe Lejeune, « Cher cahier… », Paris, Gallimard (Témoins), 1989, p. 27.
[7] Stéphane Desrosiers, « Le roman lu par l’écrit », dans Québec français, n° 132 (hiver 2004), p. 36.
[8] Annie Ernaux, Journal du dehors, op. cit., p. 8.
[9] Id., p. 9.
[10] Ibid.
[11] Bien qu’elle s’emploie uniquement à l’analyse d’œuvres québécoises, Anne-Marie Clément aborde un sujet qui est fortement relié à la forme du journal extime d’Annie Ernaux.
Voir Anne-Marie Clément, « Formes et sens de la discontinuité dans la prose narrative contemporaine », thèse de doctorat, Département de littératures, Université Laval, 2005, 253 f.
[12] Annie Ernaux, L’écriture comme un couteau, Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Stock, 2003, 156 p.
[13] Jean Proulx, « Utiliser et varier les exercices pédagogiques », dans Enseigner mieux, Stratégies d’enseignement, Cégep de Trois-Rivières, 1993, p. 313.
[14] Annie Ernaux, Journal du dehors, op. cit., p. 9-10.
[15] Paul Guimard, Les choses de la vie, Paris, Éditions Denoël (Folio), 1967, p. 132-133.
[16] Jean Proulx, « Utiliser et varier les exercices pédagogiques », loc. cit., p. 306.
[17] Id., p. 303.