DIALECTIQUE DE LA RÉVOLUTION
Remarques préliminaires :
Cette séquence a été construite pour être appliquée dans un cours de quatrième session en littérature au programme du Baccalauréat International. À notre avis, elle serait applicable également à un cours disciplinaire du programme de Lettres, mais non à l’un de ceux qui appartiennent à la formation générale, en raison du degré de complexité de l’œuvre. Déroutant, ce roman l’est, ce qui en fait aussi une base textuelle opportune pour développer des compétences de lecture et d’écriture chez les étudiants.
L’intérêt que présente cette première œuvre de fiction de l’auteur se remarque à plusieurs niveaux, que l’on classera en fonction des difficultés d’appréhension par l’étudiant, dans le but avoué de maintenir le cheminement du groupe dans un créneau où l’accompagnement, s’il est nécessaire, ne se fait pas « remorque interprétative1 ». Ce sont précisément ces facettes problématiques que l’étudiant devra explorer et comprendre avant de proposer sa propre « lecture » de l’œuvre. Pour ce faire, une somme d’activités orientées par la vision d’un développement progressif de cette interprétation sont aménagées, en vue d’une synthèse personnelle, d’une lecture littéraire née d’une médiation entre la participation et la distanciation du lecteur face à l’oeuvre2.
Afin d’y parvenir, dans le cas de Prochain Épisode, certains aspects, relevant de l’instabilité intrinsèque par laquelle se déploie l’écriture aquinienne, doivent être manipulés par le lecteur. Auparavant, une mise en relation entre les idées politiques de l’auteur et leurs effets sur l’utilisation du genre romanesque sera effectuée pour conduire éventuellement à sa réutilisation par l’étudiant, un outil de compréhension des nœuds problématiques qui se dénoueront par une objectivation graduelle des éléments concurrents du texte, les structures narratologique, intertextuelle et allégorique.
Qui parle ? De quoi parle-t-on ? Situation-problème à partir de l’œuvre :
Tel qu’il a été annoncé par le titre de la séquence, la situation-problème s’articule autour de la question de la dialectique, selon l’acception d’Hegel, c’est-à-dire le dynamisme de la trame discursive qui jauge le pour et le contre avant d’en proposer la synthèse. Ce caractère traverse le roman d’Hubert Aquin par les plongées et les ascensions que le protagoniste subit (psychologie) ou mène (proxémique), mais cette problématique globale occupe plusieurs paliers qui méritent un « guidage » progressif de la part de l’enseignant dans le but de nourrir une lecture individuelle et littéraire, ce qui convient à l’étude d’une œuvre intégrale : « C’est pourquoi une situation-problème ne saurait se limiter à l’appréhension de nouvelles notions […] Elle devra poser aux élèves un problème qui les amène à réinvestir ces savoirs littéraires pour construire une signification originale pouvant nourrir en retour leur compréhension du texte et, plus globalement, leurs compétences en lecture.3 » Pour ce faire, deux pôles équivoques dans le texte seront interrogés par le biais de « stratégies d’experts4 » afin d’amener les étudiants à relever graduellement la polysémie de l’œuvre en partant des facteurs extérieurs (champ littéraire, génétique textuelle), vers le discours proprement dit (ce qui est dit) pour atteindre les procédés qui modulent ou renforcent (éléments d’interprétation symbolique).
Le premier pôle s’interrogera sur la VOIX en tant que reflet d’un discours, selon la part idéologique d’abord, par la figure de l’auteur et par les procédés textuels structurants qui s’y attachent. Volontairement indécise et inflationniste, elle fait écho à l’indétermination de l’IDENTITÉ, prenant elle aussi plusieurs formes et offrant une porte d’entrée sur le sens, lorsqu’analysée par la somme des procédés qui la concernent. Afin d’aiguiller le groupe sciemment vers ces deux pôles du problème, ils seront abordés tout au long de la séquence, même si la première question sera abordée avant la lecture, de par la progression retenue. Voici le détail du déroulement applicable à la « résolution » de cette situation. Rappelons que les « séances » n’ont pas une durée prédéterminée (nombre d’heures), le temps réservé à chacune d’entre elles dépendra de la progression du groupe-classe ainsi que de la division des périodes (trois heures/semaine, deux fois deux heures/semaine, etc.).
Avant la lecture :
La première séance se déploiera autour du contenu d’un film réalisé sur l’auteur, intitulé Deux épisodes dans la vie d’Hubert Aquin5, lequel dresse un portrait fidèle de l’auteur et de ses convictions. La principale problématique qui sera exploitée tiendra au statut de l’auteur, porte d’entrée incontournable, mais aussi piège le plus fréquent quant à l’interprétation de l’œuvre. Un exposé sur les conditions de réception de l’œuvre (au Québec et en France, « clandestinité » d'Aquin) s’assortira d’une étude sur le champ littéraire occupé par l’œuvre (rapidité de la consécration, champ de production restreinte, édition critique, génétique textuelle). De cette façon, l’étudiant pourra, de façon partielle compte tenu de l’antériorité à la lecture, situer l’œuvre dans le champ littéraire, reconnaître certaines sources travaillant le texte de l’extérieur et, ultérieurement, distinguer la figure de l’auteur de celle du narrateur, ce qui lui évitera une confusion a priori et une lecture prisonnière de la biographie de l’auteur. Il n’est donc pas sans intérêt de débuter par une telle présentation, sous réserve d’en faire bon usage, c’est-à-dire d’utiliser cette information pour mieux la relativiser après coup, et non pour en faire le catalyseur unique de l’écriture d’un auteur. Nous réduisons la portion de « l’avant-lecture » à une séance afin que les étudiants puissent utiliser cette information sans délai, une condition dans la poursuite de buts proximaux. Son contenu se réfère à la première rubrique générale proposée par Bronckart au sujet du fonctionnement textuel, « le statut de production sociale », qui comprend « les actions langagières », « les construits historiques » et « les indexations sociales », ainsi que « le texte empirique » avec la dialectique qu’il sous-tend6.
Pendant la lecture :
Quatre séances seront dévolues à cette « lecture » en groupe. La brièveté de l’œuvre permet à l’enseignant d’exiger la lecture individuelle de l’ouvrage entre la première et la seconde période. Le sens que nous donnons au mot lecture ne se restreint pas à cette action ; elle est perçue comme un travail sur l’œuvre. Elle contient la découverte des trames du texte tout autant que la construction du sens durant le va-et-vient qui se produira à travers les activités proposées7.
Une présentation du texte « La fatigue culturelle du Canada français8 » amorce l’analyse des schèmes internes de l’œuvre. La lecture de ce texte amènera l’étudiant à voir l’implication de la pensée intellectuelle de l’écrivain dans les considérations idéologiques qui pullulent dans le texte. Ainsi, l’élève pourra, en plus de compléter sa distinction entre l’auteur et le narrateur, se forger un horizon d’attente plus précis en saisissant des éléments de structure directement influencés par ce niveau de sens : hésitation narrative, volte-face de l’action ou transition diégétique abrupte. Un schéma de ces structures sera construit et commenté par l’enseignant, sur ce discours idéologique qui s’immisce dans l’histoire, afin de repérer des balises qui s’avéreront utiles par la suite. La réponse des étudiants se fera par une réflexion, orientée par des questions, à propos de l’aspect collectif du discours par la singularité d’une voix.
Ensuite, des exercices d’application narratologique, en ce qui a trait à la double énonciation et à son alternance aléatoire qui régit la dialectique du récit, viendront préciser la bipolarité globale impartie à l’ensemble de Prochain épisode, les deux « partitions désaccordées9 » qui s’y imbriquent – les niveaux diégétiques – et l’ambivalence qui recoupent tous les niveaux textuels, en partant de l’indécision particulière (celle du héros) vers celle de la collectivité. L’entrée de la dimension identitaire se fera alors par un examen du texte et par une discussion sur les aboutissants d’une telle représentation de l’identité. Cette séance vise à éclairer les structures du récit dans le but de fournir à l’étudiant une base supplémentaire pour interpréter la structure globale de l’œuvre tout en faisant reconnaître le caractère contradictoire (« dé-réalisant »), ambigu, et circonscrit (on y parle sans cesse de révolution…) du texte. Afin de compléter l’explication des tensions qui gouvernent l’œuvre, une analyse des intertextes en cause dans l’œuvre sera effectuée en sous-groupes qui auront chacun un chapitre à analyser, une interprétation consensuelle de chaque référence dégagée devra être fournie, car elle sera discutée à la séance suivante.
Cette dernière est formée d’une seule activité, soit de tables rondes où l’on discutera des intertextes (relevés en dernière partie de la séance précédente) quant à leur type (extratextuels, métatextuels, autoréférentiels, etc.) et à leur signification selon l’étudiant. Nous aménageons ici un passage vers une distanciation « herméneutique10 », par le biais des pairs à qui l’on se compare. En songeant à la progression des activités, un autre passage, au niveau du discours de l’œuvre, est consommé ; la passerelle du champ littéraire, à l’instar de celle de l’histoire littéraire, est désertée, mais elle restera un relais de la réflexion des étudiants, selon cette idée de Maingueneau : «[…] on n’appréhende pas la littérature en opposant de manière réductrice textes littéraires et textes non littéraires, mais en replaçant le discours littéraire dans la multiplicité des énonciations qui traversent l’espace social.11 » Par ce relais, l’œuvre sera mise en question par la dimension onomastique. Des exemples de récurrence et de « référentialité partagée » seront recherchés. La question de la circularité de l’œuvre (révolution reportée, références au passé, proche ou lointain) sera illustrée par la présentation d’un tableau à ce sujet, tout en servant de prétexte à l’apport d’un regard sur la dimension « inflationniste » de l’œuvre, ce caractère byronien qui sera éventuellement réutilisable par les étudiants dans l’activité finale. De cette façon, l’étudiant comprendra l’indétermination foncière de la quête du personnage en tant que vecteur principal de l’esthétique aquinienne et ajoutera cette dimension acquise à l’infrastructure discursive préalablement construite. Il devrait être désormais plus en mesure d’exprimer ses idées sur l’œuvre intégrale compte tenu des repères qui lui ont été fournis auparavant, relativisés et replacés dans le cadre d’un fonctionnement textuel vu durant les deux dernières séances.
En réponse au roman lui-même, dont on a dit qu’il insérait dans l’individuel (les deux instances narratives) tout le sort collectif, par-delà les opinions politiques, cette nouvelle partie de la séquence se fera autour d’un essai littéraire s’intéressant à la figure de l’exil, pour le moins récurrente dans la littérature québécoise, centrale dans l’ouvrage à l’étude. À partir d’un texte de Pierre Nepveu12, les élèves, qui auront lu le texte auparavant, s’interrogeront sur la trame poétique (souvent allégorique) qui actionne une oscillation entre le présent et le passé du héros, entre celui d’un peuple (histoire comme intertexte majeur) et celui dont il est issu culturellement. La dimension poétique de l’œuvre sera alors approfondie selon les figures allégoriques qui la traversent. Cette dernière séance « pendant » la lecture vise à évaluer le niveau d’autonomie acquis par les étudiants par le crible d’une analyse précise convoquant tous les niveaux et procédés textuels abordés. Les élèves seront appelés à commenter le texte pour rendre compte de leur degré d’objectivation lors de l’analyse de propositions ponctuelles, puisées dans le texte étudié et reformulées sous forme de questions par l’enseignant. Ainsi outillé, l’élève se préparera alors à émettre sa propre « résolution de problème » en ayant traversé l’ensemble des « niveaux de lecture » qu’ont énoncé Biard et Denis : observations, typologies, implicite du texte et code culturel13. Ce sera également l’occasion de vérifier la capacité des étudiants à élargir leur compréhension de l’œuvre en prenant position, de façon critique, par rapport à la conception d’un auteur sur un schème important de Prochain Épisode.
Après la lecture :
De façon à réunir dans une même réflexion l’ensemble des schémas créés par la lecture (subjective et analytique) de Prochain Épisode, un exercice d’écriture créative est suggéré aux étudiants, suivant la proposition de plusieurs didacticiens de la littérature, que Tochon rappelle ici dans sa réflexion sur les ateliers d’écriture : « Par un mouvement de balancier, on en revient aux contenus, mais la recherche s’intéresse actuellement à l’orientation par les procédures et les stratégies cognitives […] L’atelier d’écriture imbrique trois niveaux de connaissance [déclarative, conceptuelle et procédurale] en subordonnant à un organisateur d’expression des organisateurs de transfert et de maîtrise. » Il va sans dire que cet exercice évaluera l’atteinte des objectifs spécifiques pendant la séquence, sous l’égide d’un objectif fédérateur opérant la synthèse de la séquence : rédiger un chapitre à insérer dans l’ouvrage, ou le « prochain épisode » (dernier chapitre, épilogue), en utilisant les ressources dialectiques (procédés textuels) abordées en classe afin de lui donner une polysémie mesurable par la structure et le système intertextuel, deux critères convoqués dans ce travail et s’inscrivant dans le développement des compétences en littérature de la part des étudiants, dont le développement aura, pour la plupart des cadres théoriques, été amorcé depuis la session précédente.
Sans aucun doute, l’apport d’un groupement de textes plus diversifié ne devrait pas être exclu dans une éventuelle réutilisation de cette séquence. Il n’en demeure pas moins que nous l’avons élaborée en gardant à l’esprit cette nuance qu’émet Langlade quant à sa préférence du terme « dispositif » à celui de « séquence » : « dans un dispositif, les savoirs sont avant tout impliqués dans des stratégies didactiques qui visent à rendre plus facile, plus riche, plus profonde la lecture d’œuvres littéraire par les élèves ; le savoir est d’abord un moyen didactique ; dans une séquence, à l’inverse, les savoirs apparaissent comme des objets d’enseignement exhibés par l’enseignant que la lecture d’un ou de plusieurs textes doit permettre d’acquérir.15 » L’équilibre entre la valeur épistémologique des savoirs convoqués et leur pertinence d’un point de vue didactique caractérise la démarche que nous avons tenté d’emprunter, en évitant la « sépar[ation] de la lecture scolaire et la lecture privée16 » par une articulation progressive autour d’activités d’apprentissage de plus en plus complexes, vers l’atteinte de savoirs et de savoir-faire de haut niveau, pour reprendre une définition répandue de la compétence en littérature.
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1 La Zone de Développement Proximal de Vygotsky sera ici au cœur de la structuration des activités d’apprentissage.
2 Érick Falardeau, « La place des lecteurs dans les classes de littérature », in Québec français, automne 2004, n°135, p.38-41.
3 Érick Falardeau, « Piste d’entrée en lecture ou en littérature? », à paraître dans Enjeux.
4 Ibid.
5 J. Godbout et F. Ricard, Deux épisodes dans la vie d’Hubert Aquin, Montréal, ONF, 1979.
6 J.-P. Bronckart, « Le texte comme lieu d’articulation de la didactique de la langue et de la didactique de la littérature », inédit, 1996.
7 Erick Falardeau, Quelle place pour les lecteurs dans nos classes de littérature?, loc. cit., p. 4.
8 Hubert Aquin, « La fatigue culturelle du Canada français », in Liberté, n°23, mai 1962.
9 Clermont Doyon, L’art de la narration dans Prochain épisode d’Hubert Aquin, Thèse de maîtrise, Québec, Université Laval, 1979, p.147.
10 Gérard Langlade, « Statut des savoirs en didactique des textes littéraires et formation des enseignants », in G. Langlade et M.-J. Fourtanier, Enseigner la littérature, Paris, Delagrave, CRDP des Pyrénnées, p. 158
11 Maingueneau, D., « Les apports de l’analyse du discours à la didactique de la littérature », in Le Français d’aujourd’hui, n°137, 2002.
12 Pierre Nepveu, L’écologie du réel : mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Boréal (compact), 1999, p.43-61.
13 Jacqueline Biard et Denis, Frédérique, Didactique du texte littéraire : progressions et séquences, Paris, Nathan, 1993, p.186.
14 François Tochon, Didactique du français : de la planification à ses organisateurs cognitifs, Paris, E.S.F. éditeur, 1990, p.73.
15 Gérard Langlade, « Et le sujet lecteur dans tout ça? », in Enjeux, n°51/52, décembre 2001, p. 57.
16 Ibid., p. 61.