Séquence didactique
La petite fille qui aimait trop les allumettes (1998)
Je rassemblais mes idées pour faire le point sur l'état présent de l'univers, à mon frère et à moi. Père était devenu ni plus ni moins une chose, puisqu'il n'y avait plus personne dedans, et je sentais que même cette chose avec rien dedans ne nous appartenait plus. Des hordes nous adviendraient du village, ignorant tout de nos mœurs, ne respectant rien, comprenant encore moins, le groin écumant, agitées et stupides comme des mouches, et nous dépossédant de tout, de notre domaine, de mes dictionnaires, du Juste Châtiment aussi, vraisemblablement, et par conséquent de l'usage de la parole, et de la dépouille même de papa qu'ils enterreraient où bon leur semble, dans la crotte et dans la boue. (Soucy, 2015, p. 126)
À la croisée entre un roman d'apprentissage et un roman d'aventures, entre le réalisme et le fantastique, La petite fille qui aimait trop les allumettes[1] de Gaétan Soucy nous invite dans un univers qui se construit et se déconstruit sans cesse. Chaque mot du narrateur, un nouveau trait qui dessine le monde. À la mort du père, le narrateur et son frère prennent leur vie en main, faisant ainsi éclater le huis clos familial. La véritable intrigue se traduit dans la quête identitaire du narrateur. Celui-ci s’affranchit de la loi du père en se réappropriant sa féminité. Alice, porteuse de plume et de parole brisée, se reconstruit à coups de mots tranchants et singuliers, mots qui composent l'œuvre de Soucy. Elle interroge le monde terrible et complexe qui l’entoure. De fil en aiguille, on découvre la vraie nature des éléments qui composent son univers : son passé familial trouble, ses maux d'âme, ses contacts avec un père endeuillé, son manque d'amour, son identité refoulée, etc. Les secrets se dévoilent petit à petit, dans une histoire à cheval entre réalité cruelle et non-dits rassurants.
Dans le présent travail, nous proposons une séquence didactique portant sur cette œuvre phare de la littérature contemporaine québécoise. Nous l'avons choisie pour son style singulier près du conte et parce qu'elle présente des caractéristiques pertinentes pour l’analyse littéraire au collégial.
I - Les visées de formation
Nous avons choisi de travailler ce court roman dans le cadre du cours 103 — Littérature québécoise. Comme il s'agit du troisième cours de français du collégial, il nous semble approprié d'intégrer, à ce moment de leur parcours, un récit contemporain qui permet de faire le pont entre les productions d'hier et d'aujourd'hui. Notre séquence pourrait facilement correspondre à la première de la session, étant donné qu'elle s'articule autour de l'accompagnement de la lecture. De plus, comme elle met l'accent sur l'interaction entre lecture et écriture, elle peut certainement renouveler la vision que les étudiants se font de l'étude littéraire.
La visée centrale est de favoriser une compréhension riche et nuancée des rapports entre les personnages et groupes de personnages mis en scène dans La petite fille. Pour ce faire, nous proposons des activités d'interprétation qui développeront la capacité des élèves à anticiper l'évolution des dynamiques, à reformuler les propos du texte, à établir des liens intratextuels, à relever des preuves textuelles significatives et à mobiliser les savoirs enseignés pour étayer leur argumentation. Les problèmes interprétatifs soulevés au cours de la séquence (par le professeur et les apprenants) leur serviront à formuler des jugements critiques en fonction des représentations contenues dans le roman. Les activités ont pour but d'engager les étudiants dans une réflexion portant sur la langue, la construction identitaire des personnages et la structure du récit propre à La petite fille. Elles leur permettront de préparer une rédaction étoffée, organisée et nuancée. Les activités préparatoires ont pour finalité l’élaboration d’un plan et d’une dissertation critique.
Même si nous n'adoptons pas une approche sociohistorique, certaines caractéristiques de l'œuvre seront mises en parallèle avec certaines tendances des productions québécoises, notamment à travers la thématique de l’altérité, le traitement de la langue et le narrateur-enfant. À la fin de la séquence, les étudiants devraient s'être familiarisés avec certains éléments de notre imaginaire collectif.
Les éléments travaillés de la compétence Apprécier des textes de la littérature québécoise d'époque et de genres variés
- Reconnaître des caractéristiques de textes de la littérature québécoise.
- Déterminer un point de vue critique.
- Élaborer un plan de dissertation.
- Rédiger une dissertation critique.
- Réviser et corriger le texte.
II - Choix de l’oeuvre
Subversif, ce roman interroge des thématiques d'actualité de manière audacieuse : l’enfance, l’amour, la mort, le bien-être, les relations familiales, l’identité, les croyances, les inégalités, la sexualité, l’ouverture sur le monde, l’éducation et l'importance du savoir, la langue, etc. Nous avons choisi d'étudier La petite fille, car cette œuvre correspond à un « texte résistant », c'est-à-dire qu'elle propose plusieurs problèmes de compréhension et d'interprétation. Pour que les tensions mises en scène par Gaétan Soucy puissent être relevées, analysées et argumentées, nous croyons qu'elle nécessite une lecture investie et réflexive. Le cours de littérature du collégial semble offrir un espace propice à une telle lecture. En les amenant à partager leurs interprétations des représentations sociales contenues dans l'oeuvre, nous souhaitons complexifier leur rapport à leur culture et à l'objet littéraire.
L'enseignement de ce roman trouve son intérêt dans les enjeux d'ordre identitaire, moral et esthétique autour desquels l'histoire est construite. La transposition des enjeux en problèmes interprétatifs (dans des activités pédagogiques) obligera les étudiants à remettre en question leurs référents culturels personnels et devrait les conduire à se distancier d'une lecture d'identification. Il va sans dire que la langue est un enjeu majeur de l’œuvre. Ce langage hybride, un croisement entre le parler québécois et une langue de romans, participe également à la qualité résistante du roman. Ainsi, l'étude de la langue sera intégrée dans l’analyse des étudiants comme un moteur de compréhension et une clé d’interprétation.
III- Analyse en vue de l'enseignement
Puisque l'œuvre de Soucy nécessite plusieurs niveaux de lecture, nous proposons une approche compréhensive-réflexive afin de concentrer l'attention des élèves sur le texte lui-même (forme, thématiques, significations, narration, etc.). Nous nous appuyons sur les recherches de Vincent Jouve (2010) et de Tzvetan Todorov (1976). Notre but est de limiter les allers-retours entre l'œuvre et le contexte historique, lesquels pourraient accentuer la confusion déjà présente dans le texte et décourager les étudiants. Nous proposons donc, dans le cadre d'une courte séquence didactique, de sélectionner quelques éléments significatifs dans le récit lui-même. C'est à la fin de la séquence que nous choisissons de présenter des savoirs relatifs au contexte sociohistorique. L'inscription de l'œuvre dans son contexte de publication sera introduite à la première séance, mais les liens entre la société québécoise des années pré-Révolution tranquille et le cadre spatio-temporel exploité par Gaétan Soucy (Boivin, 2001) seront seulement abordés à la cinquième séance. De cette manière, nous priorisons la compréhension du texte en lui-même.
Les problèmes de lecture suscités par La petite fille se rapportent à l'indétermination narrative et spatio-temporelle et à la compréhension du personnage principal, de ses références implicites et de son univers. Comment Soucy parvient-il nous leurrer alors que les indices s'accumulent? Comment réussit-il à nous entraîner sur les mauvaises pistes alors que la narration pointe les obstacles? Nous partageons l'opinion de Marie-Pascale Huglo, selon laquelle l'accumulation d'indications « élud[e] notre capacité d'élucidation » (Huglo, 2003, p.140).
Ce roman en deux parties impose une lecture « divergente » (Gervais, 2001, p. 394), une lecture qui reconstruit la succession chronologique des événements et décrypte les motivations des personnages en remontant à la source du récit. C'est le caractère changeant de l'œuvre, laquelle joue avec différentes tonalités (tragique et comique) et différents genres (réaliste, fantastique et merveilleux), qui nous aveugle. En fait, tout est appelé à fluctuer. Prenons l'exemple du domaine du père. Isolé du reste de la communauté, ce lieu central apparaît d'abord comme une maison délabrée où le père impose sa loi à ses deux fils. La demeure prend peu à peu l'allure d'un vaste château lugubre où la violence patriarcale cohabite avec les bals dansants d'un autre temps. La temporalité du récit est d'ailleurs constamment brisée par les ellipses, les analepses et les révélations proposées après coup, qui force la relecture. Tout fluctue, sauf l'intention de témoigner d'Alice, la narratrice.
Ma seule chance, si c'est ainsi que ça se nomme, je sentais bien qu'elle consistait à commencer par témoigner, et j'ai pris mon courage à deux mains, c'est-à-dire mon grimoire et mon crayon, et j'ai tracé cette première phrase avec des larmes qui cuisaient dans mes yeux : Il a bien fallu prendre les choses en main mon frère et moi car un matin peu avant l'aube…, ou quelque chose d'approchant, car le temps manque, tout me manque, pour que je puisse me relire. (Soucy, 2015, p. 127)
C'est en amenant les collégiens à interroger la construction identitaire de ce personnage — plus précisément sur son genre et son rôle dans le récit — ses conflits interpersonnels, sa crédibilité en tant que narrateur et son rapport aux lieux qu'ils pourront dialoguer les différentes scènes entre elles. Le sens de chaque morceau et de l'ensemble de l'oeuvre peut être révélé par l'analyse de scènes centrales comme l'incipit (p. 13), le départ pour le village (p. 42), les nuits dans le caveau (p. 122) ou l'annonce du renouveau (p. 177).
Dès l'incipit, le texte se joue du lecteur : il lui fait sentir la gravité et l'urgence devant le drame survenu, tout en omettant de lui fournir certains éléments indispensables à sa compréhension.
Nous avons dû prendre l'univers en main mon frère et moi, car un matin peu avant l'aube papa rendit l'âme sans crier gare. Sa dépouille crispée dans une douleur dont il ne restait plus que l'écorce, ses décrets si subitement tombés en poussière, tout ça gisait dans la chambre de l'étage d'où papa nous commandait tout, la veille encore. (Soucy, 2015, p. 13)
Il faut préciser ici que ce que nous lisons dans La petite fille correspond en fait au récit que le secrétarien, l'un des deux fils, rédige dans son cahier personnel, un grimoire. Cette mise en abîme de l'écrit semble expliquer la tension, présente dans le texte même, entre « volonté de traduction » du réel et « maintien d'une étrangeté » (Huglo, 2003, p.146). Ainsi, sous la plume du personnage, l'image première est celle de deux fils démunis devant la dépouille de leur père. Si nous ne pouvons identifier précisément les circonstances de la mort du père et le vrai visage du narrateur, le texte le laisse entendre par l'anticipation : « Gisait n'est d'ailleurs pas le terme propre, si ça se trouve. » (Soucy, 2015, p. 13) La question du choix de verbe, dès lors soulevée nous indique qu'un élément nous échappe. Ce n'est que beaucoup plus loin, lorsque le personnage principal reprend le récit de l'événement au bénéfice du prêtre, que nous recueillons la pièce manquante : « "Nous l'avons découvert pendu ce matin au bout d'une corde à laquelle il s'est accroché comme un seul homme sans crier gare" […] » (Soucy, 2015, p. 69) Ce nouvel élément nous force à réorganiser le récit en fonction du suicide, à revenir aux pages précédentes et à constater que ce qui est caché a été annoncé comme tel.
- L'identité et la crédibilité du protagoniste
Par ailleurs, l'identité du narrateur est brouillée par l'absence de caractérisation extérieure. L'association au frère, de même que la soumission au père, nous laisse d'abord croire qu'il s'agit d'un enfant. Les mystères s'accumulent autour du personnage principal qui se montre particulièrement déluré pour l'âge qu'on lui attribuait au départ. Avec le titre de « secrétarien », l'identification au masculin semble aller de soi. Dans presque toute la première partie du récit, jusqu'au moment de la confrontation avec le curé au village, le texte donne cette illusion. Ainsi, le rôle des non-dits vient ici créer une ambiguïté qui touche autant à l'identité personnelle du protagoniste (genre, sexualité, personnalité) et à son rôle dans le récit (personnage, narrateur et scripte du récit). À la fin de la première partie, lorsque nous apprenons que le héros est une héroïne qui a rejeté sa féminité à cause de l'éducation qu'elle a reçue de son père, la crédibilité du personnage se trouve affectée. Nous ne savons plus comment poursuivre la lecture sans remettre en doute ce qu'Alice raconte.
Notre analyse du roman nous a conduits à mettre en parallèle la construction trouble de la narratrice et ses relations conflictuelles avec les autres personnages. C'est sur cet aspect que nous souhaitons travailler avec les étudiants afin de favoriser une compréhension globale de l'œuvre.
IV- Processus de transposition des savoirs de référence
Nous aborderons les différents savoirs convoqués dans cette séquence en nous référant — lorsque pertinent — à La poétique du roman du Jouve. Il ne s’agira pas ici de notre seule source de références — chaque des notions se vaut enrichie de références autres. Cependant, nous considérons Jouve comme un théoricien qui propose une vulgarisation intéressante et objective des concepts littéraires que nous aborderons. Afin d’aider les étudiants à se familiariser avec les théories de la littérature, La poétique du roman nous semble une entrée en matière pertinente sans être ardue.
Également, la lecture que nous souhaitons faire de La petite fille se comprend dans un rapport aux mots. Nous voulons proposer aux étudiants une interprétation proche de langue, de la voix. Ainsi, les différentes notions intégrées ici seront analysées sous cet angle particulier. Chacune d’entre elles contribue à la compréhension, enrichit les possibilités d’interprétation et le dégagement de sens multiples reposant à même le texte.
- La narration, le narrateur complexe et l’énonciation.
Il nous importe d’observer ce texte dans une optique de processus d’énonciation. Plusieurs éléments du discours du roman selon Jouve éclairent l’étude de La petite. On comprend qu’il s’agit d’un narrateur homodiégétique selon la théorie de Genette, et que cette narration à la première personne est marquée fortement par une autoreprésentation littéraire évidemment. Le protagoniste-narrateur agit comme “secrétarien”; il écrit son histoire, il réfère également à plusieurs reprises aux savoirs qu’il acquiert dans les livres et par les mots. Ceux-ci ont une place pivot dans la symbolique du roman et participent à la construction de l’autoreprésentation et de l’intertextualité.
D’un point de vue plus pragmatique, nous pensons que certains concepts évoqués par Jouve s’appliquent plus à l’étude de ce texte précis. Comme Soucy propose un langage particulier, les notions de Registre lexical et figures de styles”, de “Expressions évaluantes”, et de “Niveau syntaxique” se révèlent pertinentes pour comprendre les effets de ce dit-langage (Jouve, 2010, pages 104 à 106). Soucy mêle les registres lexicaux et les niveaux de langage, joue sur les mots; il instaure le mystère et l’indécision dans cette idée de jeu. Comme le cours s’inscrit à la fin de leur formation littéraire collégiale, ils ont déjà travaillé avec ces procédés.
C’est dans les principes de l’énonciation que Jouve explicite également l’idée d’intertextualité, qui comme mentionné précédemment, participe à la création de l’autoreprésentation dans le récit. Jouve mentionne que “tout texte se construit, explicitement ou non, à travers la reprise d’autres textes.”(Jouve, 2010, page 110). C’est ce que le narrateur fait : se baser sur la lecture de ses autres histoires pour construire la sienne. On retrouve également l’ironie, un procédé particulièrement pertinent en ce qui a trait à l’indécision et au mensonge, car il consiste en un double discours. Le narrateur dissimule et dévoile diverses informations, soit à sa guise soit de manière inconsciente : le double discours est à l’intérieur du personnage-narrateur.
- La notion de fantastique comme genre
Dans un second temps, nous souhaitons nous pencher sur les éléments du discours qui le situe de façon générique, plus précisément en nous penchant sur le genre fantastique. Il est question de remettre en doute la ligne entre la réalité plausible et la réalité intrinsèque du récit : est-ce que les mensonges qui sont perpétués par le narrateur sont réels? Est-ce que les inventions proposées, mises en place dans la logique du récit, sont des mensonges, même à l’intérieur du récit? Il faut savoir reconnaître le vrai du faux en se basant sur les indices dans le texte. Todorov inscrit le fantastique comme une littérature de l'ambiguïté : c’est dans l’indécision, l'hésitation, que se construit la vérité « irréelle » (Todorov, 1976). La différence entre la réalité de référence et la réalité textuelle est mince, mais doit être comprise : Il s’agit de chercher la vérité en se basant simplement ce qui est offert « par la fenêtre du texte ». C’est cet univers qui nous importe, dans sa logique interne. De surcroît, le double discours proposé par Jouve dans sa théorie de l’ironie énonciative est susceptible d’une analyse générique fantastique et s’inscrit dans les processus discursifs qu’elle nécessite.
Le fantastique permettrait ainsi l'interférence des lois anticognitives dans un univers empirique. Elle comprend par cela l'emploi d'une double stratégie. La première relie le fantastique aux stratégies narratives réalistes (le lecteur se trouve non seulement dans la difficulté de faire la distinction entre le naturel et le supranaturel, mais aussi il hésite de se placer à un niveau de lecture allégorique, symbolique ou littéral) et l'autre recourt à la représentation du réel à travers le terme ostranenie (l'étrange), pour créer le sentiment d'« irréel ». (Bar, 2007, page 13).
Il est également possible de reconnaître certains motifs du conte dans ce récit. Dans sa démarche narrative — marquée par l’autoreprésentation et l’intertextualité - le narrateur s’exprime en référant à ses lectures personnelles. Il construit un monde de fantasme proche du conte : la réalité y est donc une fois de plus remise en question. Donc, la vérité logique du récit existe en parallèle avec la réalité fictive naissante du désir du narrateur. Celui-ci cherche à prendre la parole et à témoigner pour survivre au drame vécu. D’ailleurs, la littérature fantastique est une littérature du désir dans sa dimension subversive.
En tant que littérature du désir, le fantastique se présente également comme un genre subversif [...]. La parole, qui se trouve à l'origine de la rupture du sujet avec son état présymbolique, imprime au sujet, à travers le discours fantastique, par l'entremise du désir, un mouvement « vers le point zéro de l'entropie » où les différences entre soi et l'Autre sont annulées. La littérature fantastique opère ainsi une remontée en soi représentable par le passage de l'autre côté du miroir, [...], vers un espace indifférencié. Comme le souligne Rosemary Jackson, la littérature fantastique neutralise généralement sa transgressivité par une reconfirmation de l'ordre dominant « by presenting only a vicarious fulfilment of desire. » (Bar, 2007, p. 14).
L’Autre, dans La petite fille, est à l’intérieur même du narrateur. Il combat les deux représentations de soi qui cohabitent en lui, celle de la femme réprimée et celle du fils du père. Ainsi, comment pouvons-nous penser que l’univers construit par le narrateur est le reflet de sa réalité? Est-il possible penser le contraire? C’est dans la parole du personnage que se trouvent ces réponses, bien qu’elles soient partielles et produit d’une interprétation.
V. Progression générale
Notre séquence inclut six cours : le premier précède la lecture du roman et les deux derniers sont consacrés à la rédaction d'un plan et d'une dissertation critique partielle. Les séances intermédiaires reposent sur des activités d'analyse centrées sur les tensions structurantes entre les personnages et groupes de personnages (famille – semblables — villageois). La petite fille étant une œuvre littéraire dense – nombreuses tensions dramatiques, indétermination du cadre spatio-temporel et de l'identité des personnages, déconstruction de la langue, ruptures temporelles fréquentes, etc. —, le principal défi pour l'enseignement est de la rendre accessible à des apprentis lecteurs. Le risque de pertes de compréhension est élevé, car les questions qui s'accumulent jusqu'à la fin du livre ne peuvent être résolues sans procéder par inférences.
Pour toutes ces raisons, nous proposons un accompagnement intercalé à la lecture personnelle de l'étudiant, accompagnement qui s'inspire de la lecture par dévoilement progressif dont font mention Dufays et ses collègues dans le chapitre 4 « Initier au jeu des hypothèses » de l'ouvrage Pour une lecture littéraire. Cette méthode, reposant sur l'investigation, l'interrogation et la formulation d'hypothèses, « permet d'avancer pas à pas, de comprendre ce qui s'est passé à un niveau local, de convoquer des références culturelles, de s'étendre sur une compréhension provisoire mais non saturée » (Dufays, Gemenne, Ledur, 2005, p. 205). Le texte de Gaétan Soucy tire sa source d'une tragédie enfouie depuis des années (la mort de la mère causée par un incendie accidentel), drame initial qui nous est dévoilé seulement à la fin, après que le suicide du père ait été raconté.
[…] le récit des calamités présente[s], recouvre et découvre un autre récit, une histoire passée, antérieure, à l'origine des événements que l'on croyait premiers. Ce parcours qui mène de la disparition à la disparition montre bien en quoi le signe le plus insignifiant devient la trace ou l'indice d'une présence abolie, mais ils ne permettent pas de mesurer le saut qu'il faut effectuer pour passer de l'insigne au signe, de l'événement plein à la trace du manque (Huglo, 2003, p. 136).
La compréhension et l'interprétation de l'œuvre nécessitent un déchiffrage des indices textuels, lesquels révèlent la cause cachée de l'enfermement identitaire du personnage principal. Nous priorisons donc un enseignement progressif qui repose sur des activités qui fragmentent la lecture en plusieurs étapes : la première partie du roman doit être lue pour la séance 2 (p. 90), la deuxième partie, pour la séance 4. En construisant notre séquence sur les retours en arrière, les temps de pause et l'anticipation, mouvements inhérents à la structure du récit, nous voulons amener les étudiants à « circuler dans le texte » à « passer du sens anecdotique au(x) sens second(s) » (Dufays, Gemenne, Ledur, 2005, p. 204), et à se construire une représentation mentale des relations entre les personnages. L'hybridité du roman et les « blancs », comblés petit à petit par des révélations-chocs (l'identité féminine de l'héroïne (p. 72), l'existence de la sœur jumelle dans le « Juste Châtiment » (p. 147), le cadavre de la mère dans la caisse de verre (p. 149), l'incendie tragique et le « châtiment » (p. 148-158), la grossesse de la narratrice (p. 154), l'agression par le frère (p. 154; 170)), sont des éléments structurants qui entretiennent la confusion chez le lecteur. C'est à la lumière de l'indétermination imposée par le texte que nous avons conçu une séquence qui pourrait permettre aux étudiants de trouver certains repères essentiels à la lecture littéraire.
L'objectif de notre séquence est de permettre aux étudiants de comprendre et d'interpréter les tensions structurantes entre les personnages. L'évaluation des apprentissages se fait en deux temps : de manière formative tout au long de la séquence (à l'oral et à l'écrit) et, de manière sommative lors de la dernière séance consacrée à la rédaction d'une dissertation critique partielle (25 %). Les activités sont réalisées en fonction des problèmes de lecture soulevés d'abord par l'enseignant, puis par les étudiants ensuite. La complexité des tâches s'accroît à mi-parcours pour favoriser l'autonomie des étudiants. Nous misons toutefois sur un accompagnement soutenu pour encourager les étudiants à s'investir dans la lecture d'une œuvre ambitieuse.
Afin d'assurer une appropriation personnelle du texte de Soucy, de courts travaux écrits sont réalisés à la maison entre certaines séances : lexique personnel, description portant sur un personnage secondaire. Ces travaux demandent aux étudiants de poursuivre la réflexion amorcée durant leur lecture ou lors des cours précédents. Ils servent à la fois de prolongements à la lecture et d'activités préparatoires à l'écriture. Comme nous croyons qu'il est nécessaire d'encourager la relecture et la réécriture, ils peuvent être améliorés jusqu'à la dernière séance, moment où ils devront être remis pour une évaluation sommative. La ligne du temps, travail commencé en classe, s'intégrera au document d'accompagnement.
VI. Déroulement de la séquence didactique
Objectif général de la séquence : Comprendre et interpréter les tensions structurantes entre les personnages et les groupes de personnages dans La petite fille qui aimait trop les allumettes.
Les travaux formatifs réalisés au fil de la lecture sont évalués de façon sommative comme la dissertation critique partielle. Ils servent à évaluer principalement la capacité des étudiants à relever des passages significatifs et à formuler des interprétations. Il n’est pas question d’évaluer leur capacité à reproduire le style de l'auteur ou le discours a proprement dit. Ce sera le rôle de la dissertation partielle.
Les étudiants auront pour tâche de construire un lexique personnel. Celui-ci correspond à une banque de mots et expressions complexes, originales et propres à l’œuvre et au narrateur (mots employés dans un contexte inhabituel). Les procédés employés colorent le roman et le choix de termes flous, sans signifiant identifiable, teintent inévitablement la compréhension. Le langage qu'emploie Gaétan Soucy représente un défi même pour les lecteurs aguerris. Il nous semblait donc pertinent de faire construire aux étudiants un outil leur permettant d'améliorer leur maîtrise du matériau linguistique. Certains termes du lexique seront identifiés préalablement par l’enseignant, à la première séance, dans l’optique de favoriser la compréhension de l'exercice. Les étudiants seront amenés à enrichir leur lexique jusqu'au moment de l'évaluation finale, ce qui leur permettra d'employer un vocabulaire riche et précis propre à l'œuvre lors de la rédaction de texte.
Après la lecture de la première partie du roman, il nous semblait primordial de souligner l’important changement dans la narration et dans l’identité du narrateur-personnage. À la lumière de discussions sur le sujet, les étudiants devront rédiger, en adoptant le point de vue et le vocabulaire du narrateur, une courte description d’un des personnages du récit : le père, le frère, l'inspecteur des mines ou le prêtre. Leurs descriptions serviront à mettre en lumière la notion d’omission d’informations, moteur du récit. En ayant comme tâche de rédiger une description, les étudiants devront retrouver les informations connues (caractéristiques physiques et psychologiques, occupation, statut, etc.), semées ici et là dans le texte d'origine, et les condenser dans un court paragraphe de 150 à 200 mots. L'accent sera mis sur l'importance de la relecture (du premier chapitre ou du chapitre de la scène au village) pour parvenir à retracer les informations.
Finalement, la dernière activité s’articule plus autour de la compréhension. Après avoir soulevé les problèmes de lectures présents dans l’œuvre, les étudiants pourront s’assurer une compréhension plus solide en bâtissant une ligne du temps. Dans celle-ci, il est question de différencier le temps du récit et le temps de la narration, et de comprendre les sauts temporels qui sont effectués (analepses, ellipses, prolepses). Il est également pertinent de voir en cet exercice une possibilité de comprendre l’autoreprésentation - le personnage narrateur écrit son histoire dans ce qu’il appelle son Grimoire, ce qui renvoie à une temporalité et un rapport récit-narration complexe sur le plan temporel. Ce travail sera inclus dans le document d'accompagnement et pourrait, si le temps manque en classe, seulement être réalisé à la maison.
Les discussions et la rédaction d'interprétations en classe permettent aux étudiants de complexifier, de nuancer, de revoir et de valider leurs interprétations et leur capacité interprétative au sein d'une communauté de lecteurs.
Après la lecture de la première partie du récit (séance 3), les étudiants devront, en équipe, discuter et proposer des problèmes de lecture sous la forme de questions. Les comités devront prendre en considérations que ces questions seront obligatoirement : 1. Spécifiques à l’œuvre. 2. Ouvertes aux interprétations multiples. 3. Reliées à différents passages du roman. En identifiant eux-mêmes des problèmes de lecture, les étudiants seront mieux préparés à en résoudre sous la forme d’une dissertation partielle. À la séance suivante (séance 4), lorsqu'ils auront terminé le roman, ils seront amenés à répondre par écrit à une question proposée par leurs collègues. Ce sera l'occasion de synthétiser les interprétations qui, d’ores et déjà, se sont formées au cours des activités précédentes.
Après avoir rédigé leur plan au cours 5, les étudiants auront une période de deux heures pour disserter. Plusieurs sujets interprétatifs peuvent être soumis dans la consigne de cette évaluation sommative. Nous ébauchons ici une question qui semble bien rendre compte des tensions entre les personnages : La famille est-elle valorisée dans La petite qui aimait trop les allumettes? Expliciter. En proposant une consigne large, nous offrons aux étudiants la possibilité de formuler des interprétations diverses recoupant les activités réalisées au cours de la séquence.
1. Sur quel événement s'ouvre le récit?
2. Quelle réaction suscite cet événement chez les deux jeunes personnages?
3. Quels thèmes sont annoncés dans l'incipit?
4. Relevez certains éléments qui donnent des indices sur le cadre spatio-temporel.
5. Le deuxième paragraphe commence par une phrase curieuse, teintée de mystère... Selon vous, pourquoi un auteur choisirait-il d'opter pour le non-dit? Proposez des hypothèses portant sur ce qu'il pourrait vouloir cacher au lecteur?
6. À quel endroit le narrateur a-t-il dormi?
7. Que peut être un secrétarien, selon vous? À quoi pourrait-il employer son temps?
8. Proposez un résumé de la situation présentée dans l'incipit.
- En quoi peut-on dire que la relation entre le narrateur principal et ce personnage est présentée de façon négative?
- En quoi la nature de leurs rapports influence-t-elle la description qu'il nous en fait?
- Croyez-vous le narrateur lorsqu'il affirme être le plus intelligent des deux fils? Explicitez.
- Pour quelles raisons le narrateur traite-t-il les femmes de « putes » et de « Saintes Vierges »? Appuyez-vous sur des passages du texte.
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